Notre environnement médiatique est aujourd’hui capturé par Donald Trump, Elon Musk, Mark Zuckerberg, leurs déclarations fracassantes, leurs menaces et ce qui est désigné comme des mensonges. Les commentateurs nous expliquent que Musk et Zuckerberg sont désormais tous deux derrière Trump, parfois l’inverse – ce serait Trump le serf de ces milliardaires –, que nous assistons à un revirement politique des deux enfants terribles de la Silicon Valley, et des autres. Ils se demandent si l’homme le plus riche du monde, Musk, va faire gagner l’extrême droite en Europe ou si son clone, Zuckerberg, n’est pas un agent du chaos mondial. Ces questionnements ne trouvent-ils pas leurs réponses à la création du numérique ? Cette violence politique ostentatoire n’est-elle pas structurelle, n’opacifie-t-elle pas tout en les renforçant d’autres violences qui, façonnent la vie des citoyens de ce monde ? Le choc omniprésent entre vérité et mensonge n’est-il pas le symptôme d’un libéralisme à bout de force ? Pour le savoir, faisons un détour par l’histoire récente du secteur, examinons les liens étroits entre numérique et politique institutionnelle et resituons le rôle du binôme vérité-mensonge dans l’histoire.
À la fin des années 1990, les organisations internationales et l’ONU en particulier ont, par l’intermédiaire de son agence l’Union internationale des télécommunications(UIT), organisé les différentes éditions du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). Ces sommets onusiens ont été tripartites, c’est-à-dire que, contrairement aux autres, ils ont été ouverts, en plus des gouvernements de tous les pays et des organisations sociales (ONG, collectifs citoyens, syndicats), aux entreprises privées du secteur. L’ambition affichée était de réduire les inégalités des populations vis-à-vis de l’accès à l’information par le biais des technologies de l’information et de la communication (TIC)[1]. Les transformations qui ont suivi sont, dès le premier SMSI en 1995, librement associées aux développements de la mondialisation. En témoignent les expert·es l’Unesco qui écrivent en 1999 : « nous avons examiné les défis qui s’annoncent pour le XXIe siècle, où la mondialisation et la révolution des technologies de l’information et de la communication montrent la nécessité d’un nouveau modèle de développement centré sur l’être humain »[2]. Cette stratégie est claire : associer les populations à l’entreprise de mondialisation. Le modèle suivi par les organisations internationales consiste à « ôter toutes barrières entre l’individu·e social·e et les économies nationales fragiles » [3]. Pour remplir ces objectifs, les États décident d’emblée de s’associer à des entreprises privées pour réguler[4] la société numérique. Avec l’accord et le soutien des États[5] qui vont notamment investir dans la recherche fondamentale, le développement de ces entreprises va être fulgurant[6] et leur marge de manœuvre énorme. Ensemble, États et entreprises du numérique – producteurs et propriétaires des infrastructures, des logiciels ou des compétences – choisissent des outils, algorithmes, modes de transport et de stockage des données. Partout dans le monde, des logiciels entrent gratuitement[7] ou sur abonnement payant dans les écoles, lycées, universités, à l’hôpital, chez les particuliers, dans des entreprises des autres secteurs économiques. Dans les années 2000, les réseaux sociaux et les salles virtuelles[8] viennent compléter l’arsenal. L’ensemble sert de support aux campagnes politiques (officielles et de contestation) ou d’influence, façonne des enquêtes ou des échanges d’idées, bouleverse les métiers de la presse, étaie des récits de vie et des provocations, facilite les transports, les achats, le travail, les loisirs mais aussi les transactions boursières et l’augmentation du capital financier. Internet crée un engouement au point que la « civilisation du virtuel » devient fascinante notamment aux yeux des jeunes femmes et hommes[9], en Occident et ailleurs[10].
Des entreprises du numérique créées par des eunes hommes blancs hétérosexuels riches diplômés états-uniens
Dès leur création, les entreprises du numérique présentent des caractéristiques remarquables : elles sont créées puis dirigées par des jeunes hommes blancs hétérosexuels riches diplômés majoritairement états-uniens[11] (et plus précisément californiens de la Silicon Valley) et sont d’envergure internationale. Ces dirigeants sont issus de la contre-culture nord-américaine : un monde sans hiérarchie, sans contrats, sans règles, sans bureaucratie. En optant pour sa branche antipolitique – se méfier à tout crin de l’État, rejeter le politique –, ceux qui sont nommés les « libertariens » ont bâti un monde qui s’adresse à chaque individu·e et non aux collectifs. Leur but est que chacun·e, pris·e séparément, puisse trouver son compte.
Fidèles à leur ligne, s’affranchir de l’État qui empêcherait leur créativité, ces dirigeants entendent dès la création de leur entreprise démontrer leur réussite personnelle. Les outils qu’ils mettent sur le marché sont propriétaires car leur but est avant tout de générer un profit financier conséquent pour eux-mêmes. Ces hauts taux de profit sont tels que les « créateurs » du numérique développent la financiarisation du secteur[12] : ce qu’on nomme les Gafamse situe aujourd’hui dans les huit entreprises les plus riches dans le monde[13] et leurs propriétaires dans les neuf premières richesses personnelles[14]. Les concentrations financières que ces entreprises sont exemplaires et très vite font écho à la division géographique « Nord global »/Suds pour désormais dessiner un découpage États-Unis-reste du monde.
Numérique et mondialisation
Par leur intermédiaire, la montée en puissance de la mondialisation, voulue technique par les organisations internationales, impose une dialectique binaire connecté·e vs non-connecté·e (à internet), sur les réseaux sociaux vs « pas dans le coup ». À l’image de l’ancien paradigme développement/sous-développement, cette nouvelle logique vient renforcer un mythe du rattrapage[15] prescrit par l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord (pays dits du « centre ») aux États du « Sud » (la « périphérie »). Ce mythe maintient les personnes de catégorie sociale non privilégiée, majoritairement des femmes, pauvres, de classe populaire, racisées, voire marginalisées, dites « subalternes » [16] , dans l’illusion qu’elles sont des objets victimes versus des sujets agissants. « La puissance numérique », ou cyber power, comme le nomme Joseph Nye, détermine depuis lors à elle seule l’équilibre des puissances, entre acteurs publics et acteurs privés, en temps de guerre ou de paix[17].
De fait, la croyance des entrepreneurs du numérique en un rôle messianique, inspirée par la pensée très libérale et individualiste de Ayn Rand[18], trahit une vision occidentalocentrée et masculine des relations sociales et des règles qui les gouvernent. Malgré l’image philanthropique ou prosélyte qu’ils donnent volontiers, ils ne cherchent pas à satisfaire les besoins ou les envies des utilisateurices mais plutôt les leurs. Mus par une connaissance technologique, ils influent sérieusement les contenus. Par exemple, l’industrie musicale est transformée car les formats des morceaux épousent les cadres imposés par les logiciels de diffusion tels que Spotify[19]. Ou encore l’algorithme de TikTok bouleverse la culture – nous pourrions dire les cultures – en redéfinissant les règles marketing[20]. Ainsi, non seulement les langages, logiques et algorithmes utilisés dans les applications développées par ces entreprises ont en commun une langue unique, l’anglais, mais un sexe, masculin (majoritaire chez les développeurs informatiques[21]). Le tout est construit à partir d’un mode de pensée structuré, normé, codé, très majoritairement dicté par une culture nord-américaine, cartésienne et libérale.
Quand le numérique s’installe dans le politique
Depuis la création du numérique, la banalisation des usages du numérique s’est renforcée. Leurs liste et nombre ont augmenté drastiquement. Des incises individuelles ou des campagnes politiques se sont intensifiées. Les déballages de vie, les dénonciations, les calomnies, les diffamations, les appels au meurtre ou au harcèlement tout comme les achats, le travail, les loisirs, l’accès aux droits de circulation se passent désormais « en ligne ». Les cours de l’enseignement primaire, secondaire ou supérieur, la diffusion d’un rapport ou la prise de contacts, les réunions professionnelles et militantes, les consultations médicales, les messes, le visionnage de films, se font « en ligne ».
Ces usages favorisent des activités qui ne faisaient pas le quotidien de chacun·e auparavant et qui désormais l’animent : sport ou bien-être (danse, yoga, méditation, etc.), culture/information (journaux, livres, émissions radio ou TV, streaming, etc.), achats de produits « essentiels » ou non (alimentation, livres, vêtements, déco, etc.), géolocalisation en tant que malade, etc. Toutes ces activités, résultats de décisions politiques, sont montrées et perçues comme des innovations. Or, ces changements occultent des investissements intensifiés de la part des entreprises du numérique. Ils concernent l’information mais aussi d’autres secteurs économiques comme l’agro-alimentaire, les banques, les assurances, les mutuelles, l’immobilier, la mode, la culture, la santé ou l’espace.
Numérique et politique, un ménage qui marche
Avec toutes les applications qu’elles ont développées, ces entreprises prennent de plus en plus part au politique. Pour seul exemple, sans l’annoncer officiellement, Macron rencontrait le 3 décembre 2022 à la Nouvelle-Orléans Elon Musk, patron de X (ancien Twitter) et de Tesla[22], qui un mois plus tard apportait son soutien à la très contestée réforme des retraites[23]. En fait, d’une part, nous assistons à la privatisation accrue des services publics, c’est-à-dire à la sous-traitance par les États des services (enseignement, santé, etc.) à des fournisseurs de logiciels de communication[24]. D’autre part, par délégation des États, ces entreprises décident de ce qui est bien ou le plus important pour les utilisateurices, quels que soient leur culture, leur langue ou leur pays de rattachement.
Rappelons quelques faits. Tout d’abord, les usages du numérique ont toujours été réservés à une catégorie réduite de personnes : 2,9 milliards de personnes dans le monde n’ont toujours pas utilisé internet en 2021 et 97% d’entre elles vivent dans des pays dits « en voie de développement »[25]. Par ailleurs, des personnes ne parlent que leur langue : sur les 7 139 langues comptabilisées dans le monde seule une centaine est utilisé sur internet[26] ce qui les en chasse. D’autres personnes n’ont pas accès au réseau pour des raisons financières, techniques, géographiques ou d’analphabétisation numérique. Elles s’en trouvent isolées, exclues ou discriminées pour peu que la connexion devienne obligatoire ou compulsive.
Ensuite, pour toutes les autres personnes, malgré tout de plus en plus nombreuses, il suffit d’avoir un compte Instagram, WhatsApp,Snapchat, Youtube ou encore TikTok, pour échanger, rester informé·e ou informer, communiquer tout autant que se soigner, se distraire, exprimer sa solidarité ou faire de la politique, de plus en plus facilement, vite et loin. Pour toustes les usager·es du numérique, le temps se distord, les espaces se rétrécissent. Un·e utilisateurice lambda va facilement se reconnaître ou s’identifier à un·e autre utilisateurice lambda sans pour autant le connaître. Son emploi du temps se densifie fortement : sa vie quotidienne s’accélère, ielle consacre des heures entières aux jeux, aux réseaux sociaux, au tout connecté, de façon addictive. Les utilisateurices ne sont toutefois pas égaux·les face à cette addiction notamment parce que le temps libre et les moyens sont à géométrie variable selon les personnes : hommes/femmes, riches/pauvres, jeunes/personnes âgées, travailleur·ses dans le labeur/employé·es/cadres, urbain·es/ruraux·les, etc.
Ignorance des savoirs des utilisateurices
Par ailleurs, depuis qu’ils existent, les dirigeants du numérique ignorent délibérément les savoirs des utilisateurices. Hormis un avis ou des logs[27], ils n’attendent aucune interaction de leur part. L’Autre (qu’eux) est voulu passif·ve. Ielle se retrouve dépossédé·e des options politiques qui façonnent son quotidien. Ielle en vient à osciller entre confusion et idées toutes faites. L’ensemble monumental des utilisateurices est assimilé à une masse informe. Son apport aux politiques générales en est ainsi amoindri si bien que les rapports de domination qui régissent les relations sociales sont distillées par son intermédiaire dans une vision du monde qui aplanit les différences et inégalités, voire les occulte. Une nouvelle modernité, basée sur la « neutralité des savoirs »[28], s’exprime à travers les missions que les propriétaires du numérique affichent[29] qui nient l’aliénation dont les utilisateurices deviennent les acteurices. Les pensées des utilisateurices en sont largement bouleversées : elles s’occidentalisent, se libéralisent, se sexualisent. Elles épousent une idéologie qu’ielles ne contrôlent pas ou de moins en moins. Leurs champs d’action se réduisent considérablement. De plus, parce que le numérique contraint ou impose, dans la surenchère, l’accélération et l’excès, plutôt qu’il ne suggère ou persuade, de contrôlé·es, ielles deviennent contrôleureuses des cadres et normes dictés par un individu (états-unien, masculin, blanc, jeune, aisé, hétérosexuel). De fait, les dirigeants du numérique ont conçu un modèle managérial qui rend invisibles les relations de pouvoir[30] et ont rendu les utilisateurices acteurices d’une transformation de la transmission des connaissances[31].
Des relations géopolitiques dérégulées
Parallèlement, en raison du numérique, les relations géopolitiques[32] continuent de se métamorphoser. Elles sont dérégulées sous différentes formes et dans divers secteurs[33]. Pour ne citer qu’un exemple, les conditions générales d’utilisation (CGU) que les propriétaires du numérique établissent ont pour conséquence qu’ils échappent aux lois nationales et que le droit américain s’applique au marché mondial, ce qui crée des tensions entre États[34]. Ces milliardaires ont orienté des stratégies, sans consulter les populations. Le choix de développement des outils numériques et de leur gestion, la distribution des richesses produites, les décisions de collaborer avec les autorités, l’organisation de la chasse aux sorcières, la diffusion de fake news ou de contenus fascistes, racistes, sexistes, homophobes, validistes, leur appartiennent encore davantage tout autant que celui de payer ou non des impôts. Leur position s’affirme de plus en plus dominante. Leur apologie de la propriété privée rappelle celle en son temps de la terre, avec son lot d’inégalités sociales et de répression. L’Europe a connu les propriétés foncières avec leurs seigneurs et la servitude, les conquêtes, la vente d’esclaves, l’appropriation du corps des femmes, l’empire et la colonisation, et l’Amérique du Nord, la spoliation des terres des indigènes et les plantations, avec à leur tête des maîtres esclavagistes, racistes, paternalistes. L’ensemble a été accompagné de guerres, d’assassinats, de massacres à grande échelle et de discriminations instituées. Aujourd’hui si la forme paraît moins cruelle – il convient peut-être de le dire vite –, le fond ressemble à s’y méprendre à ces périodes sordides.
Les mensonges, indices de crise financière et politique
Pourquoi assistons-nous alors à un revirement rhétorique radical ? Depuis 2022, les entreprises du numérique sont en difficulté financière : le cours de l’action Tesla s’est effondré, la crypto est en déclin, le stock de Netflix a chuté de plus de 50%, Meta est en chute libre[35]. Zuckerberg ne fait plus partie du Top 10 des fortunes mondiales. Alors, tout est bon pour sauver le navire, y compris mentir ou faire des annonces guerrières, impérialistes, sexistes, homophobes, etc. Les outils sont à disposition. Facebook, Twitter, Instagram, TikTok et autresréseaux sociaux sont les lieux mêmes où tout et son contraire peut se dire. Ils ont, dès l’origine, été créés pour ça : ils servent à constituer un réseau social virtuel en reliant, non pas des personnes réelles de la vraie vie, mais des identités virtuelles, des avatars délibérément anonymes ou énantiosémiques (opposés à ce qu’on est), créés pour échanger des informations ou pour se mettre en valeur. Aujourd’hui, sur ces réseaux sociaux, de vrai il ne subsiste que l’individuel. L’émotion détrône la vérité, le moi s’érige en norme, la subjectivité – la réalité qui se veut personnelle – fait loi et l’opinion personnelle toute puissante néglige le partage. De langage commun il ne reste que les like ou les story sur Facebook, les trolls ou les threads sur Twitter, les réunions sur Zoom ou les post sur Instagram, etc.
Des vérités personnelles
Les vérités qui se propagent par internet sont tellement personnelles qu’elles en deviennent des mensonges non incarnés. Des croyances réactionnaires s’amplifient en se manifestant plus facilement et plus rapidement. Dans la sphère politique, les discours populistes, masculinistes et traditionalistes s’y prolongent au point de construire un masculinisme politique[36]. Par exemple, en France, le hashtag #ReversDeLaMédaille, créé par les « mascus », comme ils se nomment eux-mêmes, de l’« Armée des Médailles », a pour but d’alimenter « le combat » entre féministes et masculinistes[37]. Leur tactique de cyberharcèlement : créer de faux hashtags incitant des féministes à les alimenter, puis révéler qu’ils sont en réalité des hommes pour mieux les humilier. Plus visibles, des hommes politiques, au plus haut niveau de l’échelle du pouvoir, tels Donald Trump[38], en son temps Jair Bolsonaro[39], ou encore Viktor Orbán[40], utilisent sciemment ces outils numériques pour diffuser de fausses informations sur leurs adversaires, venter le surarmement, alimenter des complots et appeler au maintien au pouvoir par la force, dans le but d’assoir leur électorat et de consolider leur rhétorique xénophobe, anti-avortement, misogyne, antiféministe, hypermasculiniste, populiste autoritaire. Tous y confinent les questions de discrimination – racisme, sexisme, classisme, validisme, âgisme, etc. – à des problématiques individuelles relevant de « registres moraux ».
Les mensonges des hommes politiques
Les mensonges que ces personnages politiques, soutenus par les propriétaires du numérique, balancent à tout va les incarnent entièrement. Grâce à la lecture du monologue « Le Menteur » de Jean Cocteau, par lequel le poète invite à penser que mensonge et vérité se valent, nous comprenons que les réactionnaires contemporains ne simulent pas : ils mentent pour se protéger eux-mêmes d’eux-mêmes. Ils s’escriment à diffuser l’idée que leurs opposants politiques mentent à la population pour restreindre ses libertés (individuelles), comme s’ils n’étaient pas concernés par le fait de mentir, s’en extrayaient. Ils se mentent. En niant l’existence de résistances ou en jouant d’équivoque sur ce que sont les homosexuel·les, l’avortement, l’immigration, etc. ils entendent s’abstraire de la responsabilité d’être humain parmi d’autres. Ils n’écoutent pas les mots de l’Autre, cellui qui n’est pas semblable à eux. Les mots de l’Autre sont du bruit.
La couverture média de leurs diatribes leur offre un boulevard. L’ensemble donne corps à des interprétations personnelles, empreintes d’émotions et de pathos, éloignées du débat. Chaque individu·e crée sa vérité, des groupes d’individu·es alimentent des croyances ou évangiles, la rencontre entre humain·es n’a pas vraiment lieu. Hannah Arendt avait prévenu. L’entourloupe qui consiste à substituer des mensonges à la vérité constitue un grave danger : « le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit »[41]. Cette nouvelle vérité, qualifions-la de libérale, substrat du totalitarisme, inhibe l’élaboration d’une pensée commune.
Vérité et liberté, un choix libéral
Finalement, les réactionnaires modernes substituent au lien entre vérité et mensonge, indispensable aux relations humaines, une valse entre vérité et liberté (au sens libéral). Ce choix est l’expression d’un désarroi politique à l’échelle internationale, désarroi lié au sentiment accru de perte de légitimité tant institutionnelle locale qu’internationale. La quête de légitimité et le rattrapage s’opèrent alors sur le terrain (réel et numérique) de l’affirmation d’une forte identité sexuelle masculine (y compris chez les femmes en position de pouvoir), en tant que seule force possible, seule expression de puissance possible.
La situation est donc critique car, indifférentes aux incidences du mensonge sur la vérité, ces négationnistes contemporains détruisent les tentatives de construction d’un sens aux réalités humaines et scientifiques. Là se densifie le terreau de violences multiples et réside l’atteinte à notre liberté collective, à notre combat pour la libération (des femmes, des ségrégué·es, des esclaves, etc.). Les rhétoriques qu’ils développent autorisent sciemment des manipulations visant à transformer la représentation des réalités. « La vérité de fait », comme la nomme Arendt, est remplacée par la « manipulation des faits » : « elle est toujours en danger d’être mise hors du monde, par des manœuvres, non seulement pour un temps, mais, virtuellement, pour toujours »[42]. Le leurre idéologique remplace les réalités multiples. Comme la philosophe le souligne, « qu’est-ce qui empêche ces histoires, images et non-faits nouveaux, de devenir un substitut adéquat de la réalité et de la factualité ? »[43].
Joelle Palmieri, 12 janvier 2025
[1] Déclaration de principe du SMSI, https://www.itu.int/net/wsis/docs/geneva/official/dop-fr.html.
[2] Unesco, « Thème 1 : Les enjeux pour l’enseignement technique et professionnel : les nouvelles exigences du XXIe siècle », Deuxième Congrès international sur l’enseignement technique et professionnel – Recommandations pour « L’enseignement et la formation technique et professionnelle : une vision pour le XXIe siècle », République de Corée, Séoul, avril 1999, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000135527_fre.
[3] Gayatri C. Spivak, A Critique of Postcolonial Reason: Toward A History of the Vanishinh Present, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1999.
[4] Éric Brousseau, « Régulation de l’Internet », Revue économique, n° 52 (7), 2001, p. 349-377.
[5] Anthony Galluzzo, Le mythe de l’entrepreneur – Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Éditions La Découverte, 2023.
[6] Ibid.
[7] Xavier Yves Wauthy et al., « No free lunch sur le Web 2.0 ! Ce que cache la gratuité apparente des réseaux sociaux numériques », Regards économiques, n° 59, 2008, p. 1-10.
[8] Les salles virtuelles sont des lieux de réunions à distance qui sont rendues possibles par l’intermédiaire de logiciels de visioconférence installés sur un matériel personnel (ordinateur, smartphone, tablette). Elles sont notamment utilisées pour les « classes virtuelles » qui sont des espaces d’enseignement et d’apprentissage en ligne dans lesquels plusieurs participant·es (enseignant·es et étudiant·es) peuvent interagir, communiquer, consulter et discuter des présentations, utiliser et partager des ressources d’apprentissage. Sont notamment utilisés : Google Meet, Skype, Microsoft Team, Zoom.
[9] Nicole Boubée, Claire Safont-Mottay et Franck Martin, La numérisation de la vie des jeunes : Regards pluridisciplinaires sur les usages juvéniles des médias sociaux, Éditions L’Harmattan, 2019.
[10] Nkolo Foé, Le post-modernisme et le nouvel esprit du capitalisme sur une philosophie globale d’Empire, Dakar, Codesria, 2008, p. 153.
[11] Facebook, aujourd’hui Meta, a été inventée par un étudiant de l’université́ de Harvard à Cambridge au Massachusetts, Mark Zuckerberg, en février 2004. Amazon, entreprise de commerce électronique basée à̀ Seattle, a été créée par Jeff Bezos en juillet 1994. Microsoft Corporation a été fondée par Paul Allen et Bill Gates en avril 1975 dans le Nouveau-Mexique, pour répondre aux besoins d’étudiants américains. Google, aujourd’hui Alphabet,est née le 27 septembre 1998 dans la Silicon Valley, en Californie, à l’initiative de Larry Page et de Sergey Brin. Twitter a été créé à San Francisco en 2006 par Jack Dorsey.
[12] Amazon a été introduite en bourse en mai 1997. En 2022, la société génère 33,36 milliards de dollars de profit et dépasse les 1 468 milliards de dollars de valorisation en bourse. La même année, Microsoft connaît un profit estimé à 71,19 milliards de dollars et une valorisation boursière de plus de 2 000 milliards de dollars ; Apple compte plus de 100 milliards de dollars et une capitalisation boursièrede2 640milliards de dollars ; Google vaut plus de 1 580 milliards de dollars et génère un profit de 76,03 milliards de dollars ; Meta atteint un profit de 39,37 milliards de dollars et une valorisation boursière d’un peu moins 500 milliards de dollars. Source : Forbes, https://www.forbes.com/lists/global2000/?sh=257a7c5d5ac0.
[13] Selon FXSSI, à la date du 27 juillet 2022, les huit entreprises les plus riches (capitalisation boursière) sont dans l’ordre : Apple inc. (États-Unis), Microsoft (États-Unis), Saudi Aramco (Arabie saoudite), Alphabet Inc. (États-Unis), Amazon Inc. (États-Unis), Tesla (États-Unis), Berkshire Hathaway Inc. (États-Unis). Source : https://fr.fxssi.com/les-plus-grandes-entreprises-du-monde.
[14] Selon Forbes, à la date du 10 août 2022, les neuf premiers milliardaires au monde sont dans l’ordre : Elon Musk (Tesla, X),Jeff Bezos (Amazon), Bernard Arnault (LVMH), Bill Gates (Microsoft), Warren Buffett (Berkshire Hathaway), Larry Page (Alphabet Inc., anciennement Google), Sergey Brin (Alphabet Inc.), Larry Ellisson (Oracle Software), Steve Ballmer (Microsoft). Source : Forbes, https://www.forbes.fr/classements/classement-exclusif-milliardaires-2022-elon-musk-devient-lhomme-le-plus-riche-du-monde-devant-jeff-bezos-le-francais-bernard-arnault-en-troisieme-position/.
[15] Maria Mies et Vandana Shiva, L’écoféminisme, trad. française 1999, Paris, L’Harmattan, collection « Femmes et changements », 1983, 368 p.
[16] Gayatri C. Spivak, “Can the Subaltern Speak? (Les Subalternes peuvent-illes parler ?)”, Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, 738 p., p. 271-313.
[17] Joseph Nye, Cyber Power, Belfer Center for Science and International Affairs, 2010.
[18] Ayn Rand décrit sa philosophie ainsi : « Ma philosophie, par essence, est le concept de l’homme en tant qu’être héroïque, avec son propre bonheur comme objectif moral de sa vie, avec l’accomplissement productif comme sa plus noble activité, et la raison son seul absolu ». Ayn Rand, La Vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque classique de la liberté », 1993.
[19] Supergeante aka Peggy Pierrot, « Grooveshark, le sillon de l’aileron », 2 janvier 2023, https://peptimiste.yoboom.xyz/posts/grooveshark/.
[20] Laurent Carpentier, « TikTok, l’algorithme qui secoue la culture », Le Monde, 14 janvier 2023, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/01/14/tiktok-l-algorithme-qui-secoue-la-culture_6157833_3246.html.
[21] Isabelle Collet et Nicole Mosconi, « Les informaticiennes : de la dominance de classe aux discriminations de sexe ? », Nouvelles questions féministes, n° 29 (2), 2010, p. 100-113.
[22] « Emmanuel Macron a discuté modération de Twitter et écologie avec Elon Musk (et on a un doute) », Libération, 3 décembre 2022,https://www.liberation.fr/politique/emmanuel-macron-a-discute-moderation-de-twitter-et-ecologie-avec-elon-musk-et-on-a-un-doute-20221203_HZF5M3IDC5CGRB4BDPNT3PV55E/.
[23] Sophie Cazaux, « Elon Musk apporte un soutien inattendu a la réforme des retraites du gouvernement », BFM patrimoine, 21 janvier 2023, https://www.bfmtv.com/economie/patrimoine/retraite/elon-musk-apporte-un-soutien-inattendu-a-la-reforme-des-retraites-du-gouvernement_AN-202301210053.html.
[24] Alexandra Saemmer et Sophie Jehel (dir.), Éducation critique aux médias et à l’information en contexte numérique, Presses de l’ENSSIB, 2020.
[25] UIT, “Facts and Figures 2021 : 2.9 billion people still offline”, 29 novembre 2021, https://www.itu.int/hub/2021/11/facts-and-figures-2021-2-9-billion-people-still-offline/.
[26] Ethnologue, https://www.ethnologue.com ; « Usage statistics of content languages for websites », novembre 2021, https://w3techs.com/technologies/overview/content_language.
[27] En informatique, le terme logdésigne un journal sous forme de fichier qui rend compte d’un historique précis des différents événements qui se sont produits sur un ordinateur, un serveur, etc. dans le but d’analyser l’activité d’un processus.
[28] « Trouble dans la norme. Pour une pédagogie critique en école d’art », Rue Descartes, n° 99 (1), 2021, p. 134-150.
[29] Zoom : “Delivering happiness“: « apporter du bonheur » ; Twitter : “We want to instantly connect people everywhere to what’s most important to them”: « Nous voulons instantanément connecter les populations du monde entier à ce qui est le plus important pour elles ». Facebook : “Giving people the power to share and make the world more open and connected”: « Donner au peuple le pouvoir d’échanger et de rendre le monde plus ouvert et connecté ».
[30] Fred Turner, L’usage de l’art – de Burning Man à Facebook, art, technologie et management dans la Silicon Valley, Paris, C&F Éditions, 2020.
[31] Georges-Louis Baron et Christian Depover, Les effets du numérique sur l’éducation : Regards sur une saga contemporaine, Presses Univ. Septentrion, 2019.
[32] Amaël Cattaruzza, « Vers une géopolitique numérique », Constructif, vol. 60, n° 3, 2021, p. 46-50.
[33] Jules Falquet, « Mondialisation néolibérale : l’ombre portée des systèmes militaro-industriels sur les “femmes globales” », Regards croisés sur l’économie, « Peut-on faire l’économie du genre ? », n° 15, 2014, p. 341-355.
[34] Amaël Cattaruzza, Géopolitique des données numériques, op. cit.
[35] « Meta, Tesla, Netflix : la chute des géants », Boursorama, 20 janvier 2023,https://www.boursorama.com/bourse/actualites/meta-tesla-netflix-la-chute-des-geants-fa4ae9c82505b5f20400c9044d1fb2eb.
[36] Joelle Palmieri, « Afrique du Sud : le traditionalisme et le masculinisme au secours du pouvoir politique », Revue Africana Studia, n° 30, Edição do centro de estudos africanos da universidade do Porto, 2019, p. 169-191.
[37] Aurore Gayte, « #ReversDeLaMedaille : dans les coulisses d’une opération de cyberharcèlement masculiniste », numerama, 3 mars 2021, https ://www.numerama.com/politique/692328-reversdelamedaille-dans-les-coulisses-dune-operation-de-cyberharcelement-masculiniste.html.
[38] Pierce Alexander Dignam et Deana A. Rohlinger, “Misogynistic Men Online: How the Red Pill Helped Elect Trump”, Journal of Women in Culture and Society, n° 44 (3), 2019, p. 589-612 ; A. Smith & M. Higgins, “Tough guys and little rocket men: @Realdonaldtrump’s Twitter feed and the normalization of banal masculinity”, Social Semiotics, n° 30 (4), 2020, p. 547-562.
[39] Ricardo F. Mendonça et Renato Duarte Caetano, “Populism as Parody: The Visual Self-Presentation of Jair Bolsonaro on Instagram”, The International Journal of Press/Politics, n° 26 (1), 2021, p. 210-235.
[40] Zea Szebeni et Virpi Salojärvi, “Authentically” Maintaining Populism in Hungary – Visual Analysis of Prime Minister Viktor Orbán’s Instagram”, Mass Communication and Society, 2022.
[41] Hannah Arendt, « Vérité et politique », La crise de la culture, Paris, Gallimard, Collection Folio Essais numéro 113, 1964, p. 327-328.
[42] Hannah Arendt, « Vérité et politique », La crise de la culture, op. cit., p. 294.
[43] Ibid., p. 323.

Une réflexion au sujet de « Petits arrangements avec les mots »