La communication s’est toujours située à la lisière du privé et du public[1]. Elle créé les termes d’un échange entre émetteur et récepteur, intérieur et extérieur, intime et groupe. À ce titre, elle croise les bases qui fondent le patriarcat : la division, non seulement de classe ou de « race », mais aussi de sexe, une division qui s’exerce entre la sphère privée et la sphère publique. À l’inverse des hommes socialement assignés à l’espace public, les femmes se retrouvent dans une situation de re-production dans le privé et de production dans le public[2]. La communication, comprise dans son sens étymologique du latin communicare qui signifie « mettre en commun », prend alors ici toute son importance. À la croisée du public et du privé, les femmes de la « base » comme la communication jouent implicitement un rôle similaire. Elles mettent en commun des informations qui servent à la gestion de la vie quotidienne. Elles légitiment une connaissance et des savoirs liés à cette gestion, une expertise invisible. Dans un système à domination masculine, seule la sphère publique est valorisée. Aussi ces femmes sont sociologiquement et historiquement écartées du contrôle et de la gestion de cette sphère publique, lieu officiel et socialement instauré de prise de décision. Il en va de même pour les politiques de gestion des technologies de la communication et de l’information (TIC), qui, tout en étant assimilées à de simples outils, se révèlent porter de véritables enjeux de société, auxquels les femmes sont confrontées mais non invitées à publiquement décider.
C’est ce grand écart permanent entre effets du virtuel sur le réel et gestion permanente du réel qui fait nouveau paradigme des usages des TIC. Les usages des TIC ne sont pas neutres en termes de genre et la mise en exergue des inégalités et identités de genre est liée aux TIC. Autrement dit, plus le virtuel empiète sur le réel, plus les impacts différenciés de genre sur la vie quotidienne connaissent une inflation tout comme les manifestations différenciées des identités de genre. Ce paradigme est implicitement identifié au quotidien par les organisations de femmes ou féministes qui gèrent ses manifestations dans l’informalité. Cette informalité peut facilement se traduire par l’observation d’un décalage entre objectifs de l’organisation et stratégie de communication de l’organisation. Cette non adéquation justifierait alors le choix – que n’ont pas fait la majorité des organisations de femmes ou féministes africaines – de souscrire au modèle développé par certaines organisations en Amérique latine[3] où la communication est conçue comme d’utilité publique, vue comme un bien commun, appartenant aux populations, où la notion de communication populaire ou de communication citoyenne, au service des changements et justice sociaux, est mise en avant.
A contrario, en Afrique, il n’existe pas d’approche revendiquée, voire de connaissance, d’une telle communication. Je peux plus aisément attester d’une vision holistique de la communication, au sens d’une vision empruntée à l’anthropologie sociale qui considèrerait la communication comme formant un tout, dont les multiples éléments ne peuvent se comprendre ni se définir en dehors de ce tout. Cette communication holistique consisterait principalement à gagner en visibilité. Ce qui compte, sans que cela soit systématiquement prémédité ou que cela soit le résultat d’une intuition, est davantage de donner quelque chose à voir, simplement. Il s’agit d’être, d’exprimer son existence, au moment et là où on se trouve, dans la multiplicité et les différences, et sans objectifs spécifiques.
Les bases d’un nouveau mode de communication que je qualifie de citoyenne informelle peuvent alors se révéler, qui donne une visibilité des actions aux niveaux local et global, en ordre dispersé. Elle se manifeste comme nous l’avons vu par l’aptitude à répondre aux demandes des bailleurs qui revendiquent désormais une présence systématique sur le Web et dans la foulée par la seule volonté d’« être visibles » au moment où cela se présente. Cette visibilité devient alors le centre du sujet de communication. Et la diffusion des contenus échappe volontairement et complètement aux organisations et à ses bénéficiaires. C’est en fait localement dans les villes ou ailleurs, en dehors du continent, qu’une grande proportion de personnes peut se connecter à l’Internet, par l’utilisation des mobiles ou des ordinateurs. Aussi, dans cette perspective, la communication des organisations de femmes ou féministes prend toute sa force dans son informalité car elle ne s’inscrit pas dans des codes théoriques ou professionnels définis où toutes les étapes se réfléchissent : objectifs, cibles, usages, messages, diffusion. Elle ne s’intègre pas à un ordre du jour précis hormis celui d’utiliser à son profit celui déjà installé des bailleurs. Elle ne s’inscrit pas dans des lieux réels ou virtuels prescrits. Elle ne revendique pas d’objectif idéologique. C’est la diffusion de contenus non formalisés qui peut avoir des effets idéologiques ou politiques. Et non l’inverse. Par exemple, nous allons voir en Afrique du Sud qu’en publiant des contenus anachroniques, comme des récits de vie quotidienne de femmes en milieu rural, cette communication peut libérer des espaces d’expression dont les responsables locaux peuvent prendre connaissance. Cette narration de la vie quotidienne, habituellement considérée comme des « affaires de femmes », peut alors influer les ordres du jour institutionnels. Par le simple fait qu’elle transforme ce qui est entendu comme des « affaires de femmes » en question politique, cette informalité provoque des changements social et épistémique et peut faire subversion.
Par ailleurs, cette informalité ne s’arrête pas aux frontières de l’économie, comme elle est plus communément admise de surcroît quand il s’agit de femmes. Si je reprends la définition de l’informalité proposée par Jo Beall, je peux affirmer que par ses fondements non codifiés ni régulés, non normatifs, non incontournables, non revendiqués, non institutionnalisés, cette informalité fait écho à la représentation de l’État et à ses dérégulations[4] et sert de miroir inversé d’un système qui se veut et se revendique hypermoderne – c’est-à-dire surabondant, excessif, en avance sur la demande immédiate – sans pour autant avoir les moyens de faire face aux effets néfastes de cette hypermodernité. Cette informalité permet la transgression, au moment où elle se présente, car elle crée des opportunités d’entrave à la formalisation. Elle démystifie les rôles et responsabilités traditionnellement assignés de l’État et des populations. Elle renvoie l’image de ce qui est laissé à escient par l’État à la marge, à la périphérie, pour mieux alimenter ses systèmes d’inclusion et d’exclusion et asseoir son autorité[5]. En se mettant à jour, cette informalité déconstruit les « frontières » de l’État et par voie de conséquence remet en cause la consolidation de l’État. Elle rejoint alors la notion de subalternité qui crée des espaces de différence.
Joelle Palmieri – novembre 2011
[1] Miège, Bernard 2004, L’information-communication, objet de connaissance, Bruxelles : De Boeck & INA, 248 p., p. 148.
[2] Kergoat, Danièle 2000, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Hirata, Helena & alii (dir.) 2000, Dictionnaire critique du féminisme, Paris : PUF, (2e édition augmentée 2004), 315 p., p. 37.
[3] Voir à ce propos les expériences menées depuis plus de vingt ans en Amérique latine, <http://www.movimientos.org/>, consulté le 22 avril 2010.
[4] Beall, Jo 2007, Inside out: Informality on the margins of the state, Development Studies Institute, London School of Economics, contribution à la conférence Living on the Margins, Stellenbosch, 26-28 mars 2007.
[5] Ibid.
Une réflexion au sujet de « Afrique : une communication informelle facteur de transgression »