« Je me permets de vous rappeler que l’Union européenne considère l’intégration du genre comme une priorité ». Je participe à une réunion de consultation locale en province sur le développement du patrimoine culturel pour l’inclusion sociale. Cette rencontre doit nourrir les lignes d’une réponse à appel à projets consacré au développement rural. Je viens d’entendre les fondements et la structure du document qui va être envoyé à Bruxelles. Il est basé sur les échos de voix d’élus locaux, une cinquantaine de communes. J’ai entretemps interrogé sur l’absence complète de données désagrégées par âge, sexe, milieu social, lieu d’habitat (urbain/rural). On m’a répondu que j’avais raison sans vraiment m’en donner les causes. On parle donc maintenant des « gens », des « publics fragiles », des « publics empêchés », et des « solutions à leur apporter» sans jamais mentionner de qui il s’agit – des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des chômeurs, des employés, ouvriers, retraités, des migrants, des natifs, etc. – et presque sans jamais les faire parler d’eux-mêmes. On parle volontiers de la rue, des cités, de la misère… Mais qui sont ces personnes humaines qui dorment dans leur voiture, s’entassent en famille dans des deux pièces, dorment à même le sol sur les trottoirs de Brignoles ? Je craque donc. Et me pose contre mon gré en porte-parole de l’institutionnalisation du genre. « Je me permets de vous rappeler que l’Union européenne considère l’intégration du genre comme une priorité ». Me voilà prise au piège. Tout le monde ou presque acquiesce. Résonne le mot « parité ». Comme d’habitude en France. Je me vois, schizophrène, à expliquer ce qu’est le genre. À le tronquer de sa substantifique moelle pour simplifier : l’égalité hommes/femmes. Je sens que je vais déjà très loin. Parler d’égalité plutôt que de parité. Une montagne ! Alors parler d’identités sexuées, de rôles sociaux se sexe, pensez ! Je respire. M’accroche au fil du rasoir dominant/subalterne. Donne des exemples pour étayer ma thèse. Les jeunes, les vieux, les pauvres, ont un sexe et on ne s’adresse pas à eux indifféremment. Ils ne rencontrent pas les mêmes problèmes, ne vivent pas le même quotidien et ne s’intéressent pas aux mêmes sujets. Et c’est bien de là qu’il est nécessaire de partir. De leurs paroles d’« empêchés », de leur vécu, de leurs tripes. Car les vieux travailleurs immigrés « empêchés » sont les meilleurs experts de l’ignorance administrative par exemple et que cela fait savoir. Car les jeunes « empêchées » sont les meilleures expertes de la misère sexuelle en milieu rural et que cela fait culture, y compris multiple. Tous peuvent en témoigner. Par oral, par écrit. Se poser en tant qu’acteurs de ce patrimoine culturel, dont nous sommes venus parler ce jour en tant qu’« experts ». Nous, les acteurs de la modération sociale et culturelle, paraît-il. Je suis sur la planète Mars. J’ai donné le maximum. Je pars sans aucune garantie que ces exemples nourriront le document qui va partir à la Commission européenne. Je me sens pauvre.
Joelle Palmieri
24 octobre 2014
Une réflexion au sujet de « Pourquoi je suis obligée de faire avec l’institutionnalisation de genre »