Par amour de la symbiose

Trans//border. Un grand moment de brassage, d’émotions, de bouleversements. Une unité. Celle consacrée par la pensée et les actions de Nathalie Magnan, omniprésente, à travers les multiples films de ou avec elle, présentés en boucle dans cet espace noir, au fond du Mucem, ou encore via les paroles prises par les très nombreux.ses intervenant.e.s. Jeunes, moins jeunes, globalement blanc.he.s (à quelques exceptions), occidentaux.les (très majoritairement nord-américain.e.s et nord-européen.e.s), pour la plupart inscrit.e.s dans une démarche artistique ou culturelle voulue transgressive. Quelques scientifiques (dur.e.s), des militant.e.s de la première heure du mouvement du libre, ont augmenté le débat de leurs pratiques, pour certain.e.s, anciennes. Un peu de philosophie est venue ponctuer cette ronde et en clôture, grâce à Vinciane Despret, embraser le public avec une légèreté surprenante en ouvrant avec fraicheur la porte du rôle quotidien indispensable et heureux de nos morts. Un espace étrange, des moments incertains, une communauté apparente aux contours flous,… Trans//border : une rencontre résolument Queer. Les affiches du Mucem en attestent.

Quand j’ai annoncé l’événement, il y a plus d’un mois, dans un élan tout personnel j’avais titré « Rendre visible le féminisme ». Avais-je dérapé? Car, à Marseille, du 16 au 18 mars 2018, la part belle a été laissée à la « pensée Queer », historiquement en opposition à la « pensée féministe ». Les deux ont évolué depuis les années 1990, des croisements se sont produits, de nouveaux paradigmes, multiples, ont vu le jour. Dans le même temps, les rapports de force entre État et populations, élites et subalternes, etc. se sont également renforcés. Pourtant, pendant ces trois jours de rencontres, cette représentation du monde était peu visible. J’ai eu l’impression d’assister à la fois à la naissance d’une dynamique féministe renouvelée notamment par les jeunes générations très ouvertes aux « trans-»tout, et à deux anciens débats. J’ai tout d’abord revécu l’anachronisme de l’invisibilité des pratiques féministes, voire tout simplement des femmes, dans l’hacktivisme (promotion du mouvement du libre, création d’une intelligence collective, critique du cyberespace, etc.) et son monopole masculin fatigant de l’universel. J’ai ensuite ressenti l’absence, ou tout du moins l’oubli, de quelques réflexions féministes, y compris non académiques, non institutionnelles, non occidentales ou encore libertaires, sans pour autant mettre en doute la volonté transgressive affichée des organisateurs.trice.s. Le queer semble avoir pris le dessus et avec ce mouvement une forme de naïveté politique. Dans les échanges sur les archives, les frontières, les médias tactiques, l’écologie, la sexualité, les savoirs situés, où sont passées les singularités des situations justement, singularités liées aux appartenance de sexe, de classe, de race ? Les migrant.e.s qui traversent la Méditerranée n’ont-il.elle.s pas de sexe, d’origine sociale (mot inaudible en ces lieux), de couleur de peau singulière qui leur vaut une oppression spécifique ? Les décideur.se.s des politiques numériques mondiales non plus ? ce qui expliquerait leur acharnement élitiste, « bienveillant » et paternaliste ? Et les propriétaires terrien.ne.s ? Et les gestionnaires de la « souveraineté alimentaire » ? Et la main d’œuvre agricole ? Et les artistes ? Les clivages structurels entre les « individu.e.s » liés aux rôles qui leur sont socialement alloués ne gênèrent-ils pas des violences multiples, ciblées, selon les sexes, les classes, les races ? Entre eux ? Ces questions n’ont pas été évoquées.

Il ressort de ces rencontres que la symbiose humain/machines/animal, chère à Donna Haraway, vedette des lieux, fait meilleure figure que la critique de la domination (couple oppression/aliénation, à opposer, selon Hannah Arendt au pouvoir de chacun.e), apparemment vue comme une version simpliste ou pessimiste de la critique de la société hétéronormée. Une mutation s’est depuis ces vingt dernières années opérée, amalgamant militantisme et dogme – le militantisme serait le produit d’une rhétorique marxiste, héritée de la dialectique milit-aire – activisme et liberté – rhétorique libérale largement importée des États-Unis –, qui tend à rendre illégitimes les luttes collectives et à promouvoir les actions individuelles. Cette mutation m’a laissée confuse. L’inconfort dans lequel cet événement m’a installée rend compte de systèmes colonialitaires affutés, capables de ré-organiser les courants de pensée, y compris féministes, dans le but de mieux les engloutir. Gageons que les jeunes dont j’ai vraiment apprécié la force et la curiosité sauront faire le tri dans les amalgames.

Joelle Palmieri

2 avril 2018

4 réflexions au sujet de « Par amour de la symbiose »

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