Afrique du Sud : des savoirs de femmes en résistance

IMG_0109Depuis une dizaine d’années, en Afrique du Sud, des organisations de femmes collectionnent des récits individuels ou collectifs de femmes, pour leur grande majorité noires, séropositives et/ou pauvres, dans une démarche initiale de revalorisation de mémoire. Ces histoires créent savoirs en résistance, parce que rendus visibles et verbalisés dans un pays où les rapports sociaux de sexe forment institution. Le pays possède en effet une constitution-modèle et revendique à ce titre une reconnaissance politique et économique internationale. Il connaît pourtant un écart de richesses interne des plus importants au monde, couplé d’un environnement de violences sans égal et d’une prévalence du sida hors du commun, situations dont les femmes sont les premières cibles.
Dire en public sa vie quotidienne de femme, intime, ou quelques-uns de ses éléments, en repoussant les limites de ce qui est invisible, enfoui, latent, propose une autre grille de lecture sociale, rompant avec l’ensemble des codes qui régissent la société sud-africaine. Par l’oralité et la création de leur Histoire, les femmes qui se racontent, en négligeant le mépris qui leur est socialement et historiquement dévolue, créent une dynamique collective et transforment leur statut d’objet en sujet, y compris de la révolution nationale toujours en marche, et donc se positionnent en résistance.

Parmi les nombreux mouvements de femmes sud-africains, plusieurs s’inscrivent sciemment sur le terrain. Parmi eux,beaucoup se cristallisent autour des questions de mémoire conjointement à l’assistance aux exclues ou aux malades du sida. Ces trois pistes caractérisent la période de transition du pays, période stigmatisée par trois situations d’horreur : un régime raciste et ségrégationniste, l’apartheid, puis un fléau meurtrier, le sida, doublé d’une économie néo-libérale. Dans ce pays, doté d’une démocratie adolescente (à peine 16 ans), il n’est pas rare d’entendre s’exprimer la crainte de perdre la mémoire des victimes du colonialisme puis de l’apartheid et aujourd’hui du libéralisme, tout autant que le besoin de rendre justice.

À la conquête d’une identité féminine collective

L’histoire parlée ou écrite d’une femme constitue un instantané, créant sa carte d’identité, pas forcément nationale, avec sa photo, symbolique ou réelle, qui fait qu’il est rendu possible de la re-connaître. De l’identifier, selon de multiples critères, générationnels, linguistiques, ethniques, culturels, parfois religieux, géographiques, mais aussi emblématiques, parmi son entourage, son environnement proche. Cette identité fabrique à elle-seule un savoir par son unicité, son acte de propriété – la femme qui se raconte a un savoir qui lui appartient – sa non-conformité intrinsèque, mais aussi par sa potentielle transmission et donc son pouvoir de donner à penser, de se croiser avec d’autres, semblables ou totalement différentes.

Cette identité nouvellement construite entraîne un effet boule-de-neige. Imaginez la photo d’identité d’une femme, inconnue, qu’on vous donne à commenter. Qu’en direz-vous ? Vous essaierez de reconnaître un âge, une origine, de façon quasi instinctive, non réfléchie. Puis vous vous poserez peut-être quelques questions. Où vit-elle ? Selon son habillement, vous saurez peut-être si elle travaille et où. Et ainsi de suite… Parce qu’à partir d’une identité, se développe une représentation du sujet, par lui-même ou par un-e autre, qui fait empreinte, et cette représentation, qui est fortement culturalisée ou subjectivée, à son tour crée un savoir, puisqu’elle peut alors s’exprimer, être re-transmise et re-donner à penser, et l’ensemble de ces représentations ainsi générées, proposer une connaissance qui se partage, se discute, se multiplie, se nomadise, voyage. Aussi la connaissance personnelle crée un savoir collectif et non l’inverse.

Race, classe… et sexe

Mais en quoi, ce savoir est-il spécifique aux femmes ? En Afrique du Sud, la seule appartenance de sexe fait moins identité, particularité ou communauté, que sa combinaison avec l’appartenance de classe, de race, de culture, d’ethnie, de genre… Les Africaines du Sud qui se racontent sont moins des Blanches, cadres supérieures, hétérosexuelles, vivant en banlieue (riche) des grands centres urbains, y compris ayant milité contre l’apartheid, que des Noires, sans emploi ou sans terre, vivant dans les townships ou dans des zones rurales enclavées, lesbiennes ou hétérosexuelles ou bisexuelles, voire transgenre, originaire d’une ethnie, parlant une langue qui ne se parle que dans leur région, ne sachant le plus souvent pas parler l’Anglais, âgées et illettrées ou jeunes et séropositives, n’ayant parfois pas lutté… Tout autre croisement étant possible. Chaque identité qui se dit, se parle, va ainsi à l’inverse de toute démarche d’identitarisme, de particularisme, de traditionalisme, ce vers quoi tend le prochain Président Jacob Zuma.

Cette identité collective féminine se pose à contre-courant de l’idée préconçue d’identité nationale, fortement portée et assumée par les luttes de libération nationale, d’inspiration marxiste, dont les dirigeants de ce pays se revendiquent. Ce parti pris entend en effet créer des identités individuelles, en comptant sur les femmes, entendues comme mères de la nation, et donc re-productrices des forces de la nation et garantes de leur nourriture tant physiologique que mémorielle.

Universalisme : pierre angulaire de l’Etat-Nation

A ce titre, l’Afrique du Sud est au centre d’un débat ancestral du féminisme sur l’universalisme, quiconsidère que l’égalité se réglera en même temps que la démocratie, par voie de conséquence. Il ne prend donc pas en compte de dimension sexuée de la citoyenneté, de son exercice et de la relation entre l’individu-e et l’Etat, ce qui a une incidence directe sur la place des femmes dans les institutions politiques aussi bien que sur les politiques gouvernementales et les relations de pouvoir. Pendant tout le processus de démocratisation, la spécificité sud-africaine oriente prioritairement les militant-es et le gouvernement sur des problématiques de classe et de race et prête peu d’attention aux questions de genre. De fait, les femmes sont davantage traitées comme destinataires d’une politique gouvernementale que comme actrices de la construction du nouvel État. Ensuite, de nombreux militants anticolonialistes considèrent le féminisme comme une forme d’impérialisme culturel, sous-entendu importé du Nord, donc des colonisateurs.

Néanmoins l’institutionnalisation du genre a bien eu lieu afin de répondre à une obligation formelle d’équité sociale. Mais elle impose davantage une dialectique des droits (des femmes) inhibant celle de leurs luttes. Ce système récurrent est ici particulièrement criant, puisque expérimenté dans un jeune laboratoire économique, politique et social… africain. De fait, les femmes, en tant que groupe social, sont d’emblée placées au rang de victimes, ayant besoin d’assistance, parce que plus infectées par le virus du sida par exemple, plutôt que d’êtres acteurs de changement ou porteurs de questions, notamment concernant cette inflation de contamination hétérosexuelle. Et, le fait que l’Afrique du Sud occupe, peu derrière le Rwanda, la treizième position mondiale en matière de représentation politique, avec 32,8% de femmes parlementaires, n’enlève rien. Les députées assument pleinement la position dominante qu’elles occupent désormais depuis 1999 et n’entendent pas la remettre en cause, au grand damne de leurs ex-camarades de lutte.

Savoirs en résistance aux élites

Aussi, en ouvrant une brèche dans l’expression publique, les femmes qui se racontent interrogent cet exercice du pouvoir et mettent en péril un fief masculin, qui se trouve alors en position d’avoir à répondre immédiatement et le fait en légiférant, en créant des mécanismes nationaux, autant d’instruments qui institutionnalisent les questions d’égalités, sans pour autant les changer.

Par ailleurs, la transition vers une démocratie libérale a occulté le rôle des mouvements de femmes, concentrée qu’elle a été sur les ambitions des élites masculines noires. Aussi, ces recueils de mémoires, non initiés par le haut, forme un savoir en résistance à un pouvoir politique qui revendique davantage un savoir de dominants, hégémonique en Afrique, reconnu et valorisé à l’échelle internationale.

Ensuite, loin de vouloir compléter les pièces d’un puzzle d’une mémoire nationale, comme celle de la Shoah ou des rescapé-es du génocide du Rwanda, ces initiatives contribuent à construire une économie de la transmission, en opposition avec l’option libérale du gouvernement, avec ses monnaies d’échange – une langue, les histoires elles-mêmes – et ses capitaux propres – ces savoirs – et donc ses propres modes de répartition des richesses, par la mise en commun d’une mémoire collective féminine, qui plus est noire africaine, en opposition à la blanche mâle occidentale.

Rhétorique du réel contre rhétorique libérale

En se racontant, en prenant la parole, les Sud-Africaines dérogent à toutes les lois qui leur sont encore aujourd’hui imposées et fouillent une transmission de mémoire qui s’approprie/capitalise le réel, des situations prises sur le vif, la vie réelle, en opposition à la vie institutionnelle, rationnelle, dispensée par la rhétorique étatique.

Cette accumulation de savoirs va aussi à contresens d’un savoir mondialisé, qui entend uniformiser la pensée. En emboîtant le pas des ethnosciences, elle distord une unité superficielle, créée par la communion post-apartheid. Elle met l’accent sur les singularités plutôt que sur les ressemblances, entendues comme nécessaires à la fabrication et à la pérennité (y compris économique) de l’unité nationale. Elle ne cherche d’ailleurs pas à adapter le savoir dominant à ses modes d’expression, mais travaille plutôt à créer ses propres objets. Elle propose une autre grille de lecture de la mondialisation, qui dépasse les discours néo-libéraux et altermondialistes, qui s’arrêtent quant à eux aux portes des stigmates exemplaires ou victimaires. Par exemple, il ne s’agit pas de réécrire la lutte contre l’apartheid au travers d’un regard de femmes, mais plutôt de libérer un regard de femmes, ayant vécu l’apartheid, sur une société en transition.

Une morale de l’invisible de la démocratie

De surcroît, plutôt que de créer un espace de connaissances cadré, cette démarche constitue le terreau de savoirs à venir. Leur création autorise, intègre d’emblée, souplesse, fluctuation, doute, tout le contraire d’une tentative d’homogénéisation. Elle génère le débat, parfois la polémique. Aussi, elle repousse toute tentative d’instrumentalisation et ne prête le flan à aucun dogmatisme ou sectarisme, ce qui la ferait davantage ressembler à une approche libertaire, non-propriétaire.

Elle pousse ainsi l’exercice de la démocratie dans ses derniers retranchements en valorisant la libre et égale expression, comme composante vertébrante d’une société à créer, pratique que l’on peut qualifier de morale de l’invisible de la construction démocratique. En éliminant tous les angles morts, les zones d’ombre, elle ouvre des espaces embués, crée le doute. L’invisibilité des témoins, symbole de la faculté d’aveuglement de genre de cette société en transition, devient alors force créatrice, force de résistance. Elle fait voler en éclats les encadrements, toutes les cloisons, parois et frontières, socialement construits. Elle expurge le contrôle (qui barricade, légifère), et donc le pouvoir (qui s’en sert pour se maintenir). Parce qu’elle rend explicite ce qui est enfoui, latent, elle transforme le statut de victime en celui d’être agissant. D’objet, elle crée le sujet.

Déconstruire l’intime

Sur le seul plan des violences dont les femmes sont cibles, l’Afrique du Sud est reconnue pour ses très hauts taux et ses formes les plus abjectes. En révélant leur viol, leurs agressions, les témoins-femmes passent outre toutes les institutions sociales et autres traditions locales, aujourd’hui revalorisées, qui conçoivent la sexualité comme un actif masculin, la sexualité féminine, inexistante, n’étant qu’au service du mâle. En coupant court à l’interdit, cette parole autorise une pensée du devenir, une mise en chantier d’un futur, libéré de ses murs sidéens, ségrégationnistes et/ou néo-libéraux. Elle crée son propre langage, un intime révélateur. Cette langue autorise de tout nouveaux modes de communication et déroge à toute loi sociale et culturelle, et transgresse la frontière implicite entre sphère privée et sphère publique.

Rompre avec les évidences

En somme, cette revalorisation de la mémoire des femmes ne s’arrête pas aux frontières de l’unique et nécessaire expression culturelle, qui en soi ouvre un rare espace d’expression aux Africaines, ou de l’indispensable défouloir psychologique. Elle rompt avec beaucoup d’évidences. Politiques (libérales, occidentales, marxistes, …), culturelles – trans-ethnique et pas multi-ethnique, elle ne se veut pas une compilation systématisée de témoignages de différentes ethnie –, méthodologiques – elle ne revendique aucune démarche d’académisation et ouvre plutôt des champs d’expérimentation peu empruntés aux outils occidentaux –, sociales – elle ne fait pas parler les pauvres, par exemple, c’est la pauvreté qui crée le besoin de prise de parole – et patriarcales – il n’y a pas de volonté de prise de pouvoir ou de création de rapport de forces ou de division ou de domination, mais plutôt une multiplicité, une mise en commun, horizontale, des expériences personnelles de femmes, prises en tant que telles comme un savoir.

avril 2009


[1] La position de Thabo Mbeki, président en exercice depuis 1999, qui a longtemps nié le lien entre VIH et sida, a été un frein majeur à la lutte contre la maladie ; il a notamment refusé la prise en charge de traitements antirétroviraux. Il a déclaré devant l’Assemblée nationale en novembre 2001 que les « traitements anti-rétroviraux étaient aussi dangereux que le sida », source Agence France-Presse – 24 octobre 2001.