Interroger l’ignorance de genre des professionnel.les de la prise en charge médicale de la fibromyalgie

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Le colloque « Ignorance scientifique, ignorance de genre ? La construction genrée des problèmes de santé », organisé les 9 et 10 décembre à Rennes par Béatrice Damian-Gaillard, Bleuwenn Lechaux, Eugénie Saitta du laboratoire de recherche Arènes, a réuni une cinquantaine de personnes (40 en présentiel, 10 en visioconférence), pour leur grande majorité des intervenant.es ou discutant.es.
L’étude de l’ignorance de genre dans les pratiques de santé a  porté sur le cancer, l’autisme, l’addictologie et plus majoritairement sur les pathologies liées à la santé reproductive (cancer du sein, endométriose, infertilité, maternité, avortement…). Toutefois, une sociologue de l’Université libre de Bruxelles, Sarah Demart, a orienté sa contribution vers la nécessaire imbrication des rapports sociaux de classe, de race et de genre pour analyser l’ignorance produite dans la prévention du VIH.

Les conférences de Sezin Topçu et de Iliana Lowy ont reçu un très bon écho qui ont respectivement abordé l’ignorance systémique comme forme d’injustice épistémique et l’importance de ne pas considérer l’ignorance de genre comme une absence de savoir mais bien comme une production active de la science notamment à travers ses représentations (verbales ou iconographiques) de la santé des femmes.

Mon intervention le 9 décembre sur l’agnotologie qui disqualifie, en France, la prise en charge médicale de la douleur et plus particulièrement de la fibromyalgie (90% de femmes), a été discutée par Jean-Noël Jouzel, spécialiste de la sociologie de la méconnaissance des impacts des pesticides sur les maladies professionnelles. Le directeur de recherche a questionné « l’inconsistance des prismes genrés » et interrogé « les choix méthodologiques pas totalement explicites » de ma contribution au sens où elle évacue « deux gisements de matériaux » – les patients masculins et les soignants –, et s’est demandé pourquoi elle n’interroge pas la juridiction de la médecine de la douleur en tant que « partie importante du puzzle » et pas davantage les mouvements sociaux en tant que mobilisations collectives pour combattre les inégalités d’accès aux soins.

Tout en y répondant point par point, ces interrogations m’ont permis de mieux qualifier le choix délibéré de focaliser ma contribution sur les patientes en tant que population invisibilisée par les soignants et par l’administration sanitaire, bien que majoritaire, et donc de montrer ce qui est exclu plutôt que d’emblée et banalement inclu par les systèmes naturalisants/essentialistes développés dans le secteur de la santé (autrement dit les professionnels de la médecine, les associations de malades et les hommes malades). En effet, les études subalternes ont montré l’importance pour des femmes de la périphérie de parler en leur nom, afin de valoriser une vision politique qui privilégie la visibilité, l’expression, la mise en lumière des marginalisés et de leurs savoirs par eux-mêmes plutôt que d’accepter une rhétorique dominante développant un discours sur l’aide, le sou­tien, l’appui, la libération, l’émancipation par le centre, des démunis, des marginalisés, des pauvres, des discriminés, des femmes… Les études féministes ont quant à elles montré que l’universalisme abstrait empêche que les droits universels soient concrètement effectifs et ainsi prévenu de l’ignorance de genre de nombreux scientifiques (matérialistes, environnementalistes…) encore trop emprunts de cet universalisme et peu enclins à catégoriser les acteurs concernés, ici par la santé. La posture que j’ai souhaité adopter considère ainsi que la prise en compte de l’imbrication des rapports sociaux (classe, race, genre), leur historicisation, et la dénaturalisation (versus renaturalisation) des sujets politiques sont incontournables pour combattre toute forme de domination, y compris dans les relations entre patient.es et praticien.nes.

Retrouvez mon intervention

Lisez le texte qui a inspiré cette courte contribution orale et sa discussion.


Fibromyalgie : une prise en charge médicale empreinte d’une histoire essentialiste de la douleur

La fibromyalgie est une maladie chronique très répandue et méconnue. Elle se caractérise par un éventail étendu de déficiences physiologiques (douleurs diffuses sur tout le corps, fatigue, perte de mobilité, troubles du sommeil, nausées, maux de ventre) et de déficiences cogni­tives (troubles de la mémoire, du comportement et de la concentration). Elle s’accompagne d’une avalanche d’émotions difficilement contrôlables (peur, colère, tristesse).

Elle touche très majoritairement des femmes (CETD Marseille 2007)[1], qui en raison de la précarisation du domaine de la santé et de la multiplication des déserts médicaux, sont davantage impactées. La hiérarchie des pathologies établie par l’assurance maladie en atteste. Les malades continuent à être écartées des soins qui leur seraient adaptés et connaissent une toxicité financière[2] qui aggrave leurs symptômes. Les personnels des unités de la douleur des hôpitaux prescrivent des activités physiques adaptées, et les patientes essaient les soins de médecines « complémentaires », tout ceci est coûteux, non remboursé, difficile d’accès.

Les savoirs sur cette pathologie sont réduits et concentrés dans le domaine médical, au point que les recherches produisent des données quantitatives plus que qualitatives et que les différences de prévalence de la maladie entre femmes et hommes sont le plus souvent expliquées par leur aspect physiologique (Sereni 2002) ou psychosocial (Klimekova, Costalat-Founeau et 2002). De la même façon, l’évaluation de la prise en charge intègre rarement une dimension de genre.

L’algologie (traitement de la douleur) est souvent considérée par le corps médical comme une « sous-médecine » et la fibromyalgie comme une pathologie secondaire, si bien qu’elle est peu documentée.

La recherche médicale néglige certaines hypothèses, manque de réflexivité, oblitère les savoirs acquis par les malades et exclut ce qui est inclus si bien qu’on observe une forme d’agnotologie (Girel 2013, Proctor 1995). Cette ignorance délibérément construite s’accompagne de « préjugés » perpétués par les médecin·es selon lesquels les femmes, animées par leurs « humeurs » changeantes ou par des formes d’« hystérie », se plaignent sans raison, s’inventent des maladies, imaginent des douleurs. La majorité des professionnels et responsables de santé, femmes et hommes, continuent à placer les patientes au rang de victimes ayant besoin d’encadrement alors qu’elles devraient être considérées comme des personnes expertes d’un domaine médical spécifique.

Pour caractériser cette agnotologie de genre, cette contribution propose de qualifier les relations entre médecin·es et « fibromyalgiques » du point de vue des rapports de domination qu’elles renforcent. Nos analyses nous ont amenée à distinguer trois dimensions qui, en se conjuguant, alimentent la création d’ignorance de genre de la prise en charge de la maladie, ce qu’on nomme l’agnotologie. La première de ces dimensions est l’essentialisme qui structure l’ensemble des croyances héritées d’une philosophie ancienne du soin, selon laquelle les sexes sont banalement différenciés selon l’« essence » féminine ou masculine, la biologie ou la physiologie. La deuxième dimension est la conception des soins proposés qui allient sport et santé. Selon cette conception, les rôles des hommes et des femmes sont structurés par la division masculinité (puissance dans l’espace public)/féminité (service dans l’espace privé), au point que les soignant·es rendent les patientes ridicules. Enfin, la troisième de ces dimensions est la rhétorique dominante véhiculée par le système de santé et relayé par les professionnel·les, qui consiste soit à enfermer les patientes dans un état d’individues « non savantes » n’ayant par voie de conséquence aucun pouvoir sur la maladie, soit à les individualiser. Pourtant des formes d’émancipation des malades, conçues collectivement, existent dans d’autres domaines (cancer, sida) qui pourraient être investies.

Notre contribution nous place depuis une position particulière, celle d’être nous-mêmes atteint par cette maladie. Nous proposons en quelque sorte une analyse « embarquée ». Cette étude s’appuie sur une observation participante qui s’est déroulée entre septembre 2012 et décembre 2018 dans quatre centres d’évaluation et de traitement de la douleur en Région Paca (Toulon, Aix-en-Provence, Draguignan, Marseille) et à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Var. Cette recherche s’est plus particulièrement centrée sur la gestion, le suivi et l’évaluation de la prise en charge des patientes par l’assurance maladie et par les professionel·les de santé spécialistes de la fibromyalgie. Les données sur lesquelles s’appuie la suite de notre propos reposent sur un corpus qui correspond à nos données d’observation, essentiellement constitué de notes de terrain lors de consultations de malades (dont nous sommes) ou d’échanges avec les professionnel·les en milieu hospitalier ou à la CPAM. Ces données de terrain complètent une revue de littérature portant sur des études relatives à la connaissance de la maladie par les médecin·es généralistes, à l’histoire de la relation des médecin·es aux pathologies et aux « humeurs » des femmes, et à leur adoption des « poncifs » et des « superstitions » transmises par les croyances populaires (les femmes auraient tendance à affabuler sur leur santé et leurs douleurs liées à la reproduction sexuelle seraient jugées normales).

L’essentialisme dans la conception du soin

La fibromyalgie est diagnostiquée en France chez environ 2,6 millions personnes, dont plus de 2,34 millions sont des femmes. Ces chiffres sont le résultat du rapport des pourcentages des personnes atteintes de fibromyalgie à la population globale : d’un à quatre pour cent de la population française, dans « la majorité des cas (plus de 80%) des femmes entre 30 et 50 ans, mais l’homme, l’enfant et l’adolescent peuvent également être touchés » (CETD Marseille 2007) et, selon des estimations plus récentes, 90% de femmes (Nacu et Benamouzig 2010). Du seul point de vue quantitatif, la fibromyalgie est une maladie chronique qui concerne très majoritairement les femmes.

Au niveau national et toutes pathologies confondues, les femmes sont un peu plus touchées que les hommes par les maladies chroniques reconnues par l’assurance maladie en affections de longue durée (ALD) : 51,58% (Assurance maladie 2018). Les pathologies dont les taux élevés de prévalence féminine se rapprochent de la fibromyalgie sont la « maladie d’Alzheimer et autres démences » (72,16%), la « polyarthrite rhumatoïde évolutive » (74,83%), les « vascularites, lupus érythémateux systémique, sclérodermie systémique » (78,83%) et la « scoliose idiopathique structurale évolutive (dont l’angle est égal ou supérieur à 25 degrés) jusqu’à maturation rachidienne » (81,66%) (ibid.). Parce qu’elle arrive en tête des maladies chroniques touchant spécifiquement des femmes, tout en n’étant pas reconnue en ALD par l’assurance maladie, la fibromyalgie éclaire ces hauts taux de prévalence féminine, alors qu’ils sont le plus souvent occultés par le corps médical, par les administrateur·trices de santé et plus généralement par la population.

D’un point de vue qualitatif, il existe en France très peu d’études sur l’éventuelle prise en charge différenciée selon le sexe des personnes atteintes de fibromyalgie et encore moins sur son évaluation[3]. Plus généralement, la douleur, qui est considérée comme le symptôme prévalent de la maladie, est en France prise en charge depuis peu (Gahagnon & Winckler 2019). Au sein des établissements médicaux, elle se résume le plus souvent à un formulaire, transmis aux malades (toutes pathologies confondues) qui sont invité·es, s’il·elles le souhaitent, à le renseigner. Le ou la patient·e, qui sort de soins en chirurgie, radiothérapie, ou chimiothérapie, n’est toutefois pas informé·e des suites données à ces enquêtes, qui pourraient être une ressource précieuse dans l’évaluation de la douleur et dans sa gestion. Ensuite, les nettes différences de prévalence de la fibromyalgie entre femmes et hommes sont parfois abordées[4] et expliquées mais le plus souvent par leur aspect physiologique (Sereni 2002).

La majorité des interlocuteur·trices médicaux·les des patientes ne connaît pas bien cette maladie, ne la reconnaît pas comme maladie handicapante et ne sait pas la définir (Lafargue 2017). Selon Déborah Lafargue, les médecins généralistes, femmes et hommes, associent facilement les symptômes décrits par les patientes à « un syndrome anxiogène généralisé, [ou] à une dépression » ou décrivent la fibromyalgie comme « un “fourre-tout”, rassemblant toutes les pathologies non étiquetées ». Certains interrogent une « croyance » infondée d’une partie de leurs confrères : « c’est un truc inventé par les médias ou par les laboratoires pour faire croire à des maladies qui n’existent pas. […] j’y crois pas. Puisque c’est une question de croyance ça […]. Bon voilà, c’est vraiment pas prouvé » (ibid.). Les patientes sont alors orientées vers des spécialistes (médecin·es internistes, neurologues, rhumatologues). Bien que la population médicale se soit peu à peu féminisée, la plupart de ces professionnels de la santé sont des hommes.

Pour expliquer cette « ignorance », que l’on peut qualifier au premier abord comme étant « ce que ces médecin·es ne connaissent pas encore », nous avons axé nos recherches sur les manifestations sexistes des médecin·es et plus précisément sur les stéréotypes entretenus par la profession. Au-delà des fresques pour le moins pornographiques sur les murs des facultés de médecine, des bizutages très sexualisés des étudiantes, nous avons orienté nos investigations vers les mythes véhiculés par ce corps de métier. La majorité des médecins (dont les femmes) reproduit un imaginaire hérité des vieilles théories de l’Antiquité (Le Naour et Valenti, 2001) : l’exercice de la profession est basé sur une interprétation des « humeurs » des femmes qui leur seraient propres et qui auraient des incidences sur leur comportement et leur « fonction ». La plupart d’entre eux s’opposent rarement aux « préjugés » et aux « superstitions » transmises par les croyances populaires (ibid.). De nombreux exemples à travers l’Histoire illustrent ce croisement entre médecine et interprétations communes. Agnès Fine évoque un « trouble », identifié au XIXe siècle, qui serait dû à l’arrêt des règles et aurait des contrecoups dans la vie quotidienne, comme l’incapacité à travailler ou à se marier. À propos des cycles : « C’est une maladie hémorragique qui expliquerait son célibat et le fait qu’elle dut rester dans la maison paternelle à coudre et cuisiner toute sa vie durant » (Fine 1986). Ciblant la même époque, Véronique Moulinié s’intéresse aux actes chirurgicaux qui seraient décidés en fonction de l’âge et du sexe, à cause des « problèmes de circulation » du sang (Moulinié 1998). Elle explique en quoi les chirurgiens reprennent à leur compte des expressions telles que « le retour d’âge », « la totale », « les bouffées de belle-mère »… ou encore le rôle des saisons, des « mouvements de la sève ». Elle conclut que les humeurs des femmes viennent perturber, selon les médecin·es, une « physiologie harmonieuse » et que, pour justifier ce postulat et rétablir une « santé essentielle », « le sens des chirurgies contemporaines déborde de toute part le bloc opératoire » (ibid.). Yvonne Verdier inventorie des métiers où le corps des femmes est décortiqué en gestes ou postures et est à l’origine d’un ensemble de représentations et d’actions qui seraient exclusivement féminines. Elle cite le cas des femmes en Bourgogne qui, encore dans les années 1970, sont interdites au « saloir » car les menstrues « putréfient le lard » (Verdier 1979), ce qui, par équivalence, demande que l’acte médical, comme toute autre opération, s’adapte aux « périodes ».

Selon ces nombreux préjugés transformés en « théories », les femmes sont en outre perçues comme ayant davantage tendance à gémir, à râler, animées par des « humeurs » changeantes et des « fibres » irritables (Peter 1976). En s’intéressant à l’hystérie et aux interrogations qu’elle suscite chez les médecin·es, Jean-Pierre Peter retient que les femmes, « instruments d’exploration sans pareils » constituent « des ouvertures mystérieuses, fascinantes, mais commodes (comme homme et comme médecin, on peut doublement disposer d’elles) sur le dedans de la vie ». Là aussi leurs humeurs « froides et humides » sont mises en avant pour expliquer scientifiquement « les caractères antagonistes de sensibilité et d’irritabilité de leurs fibres, leur fragilité consécutive, mais susceptible de s’inverser à telle occasion en déchaînement de force furieuse » (ibid.).

Les femmes seraient plus susceptibles d’interpréter à peu près n’importe quel obstacle comme une « maladie », forcément imaginaire, plus émotives, plus nerveuses, plus irritables, plus sujettes au stress, se muant en « affabulatrices », s’inventant des maladies, voire devenant « folles » ou « hystériques » (Nacu et Benamouzig 2010). Selon la même logique, elles vivent des douleurs jugées normales, comme celles des règles ou de l’accouchement (Mouysset, 2013). Accolée aux principes d’éducation selon lesquels les femmes doivent être « agréables, plaisantes, ne pas contester ouvertement l’autorité masculine », cette dialectique renforce, selon Sylvie Mouysset, « l’autorité médicale auprès de certaines patientes sous la forme d’une acceptation du diagnostic, du refoulement de l’expérience propre, ou d’autocensure sur les plaintes » (ibid.). Leurs symptômes sont alors minimisés.

Ramené à la fibromyalgie, l’ensemble des préjugés et croyances se croise et entretient un « flou » hérité d’une philosophie ancienne du soin qui rejette le corps souffrant car défini comme une prison ou un tombeau (Fleury 2013). Il y aurait ainsi de la part des médecin·es un certain « confort » à considérer les fibromyalgiques comme des « falsificatrices », des « râleuses » ou des « hystériques », ce qui serait propre à leur « nature ». Les sexes sont banalement différenciés selon l’« essence » féminine ou masculine, la biologie ou la physiologie (ce qui est inné et immuable), ce qui les abstrait du contexte social, de l’éducation, de la culture, de l’histoire,… (ce qui est acquis et transformable) où la relation santé-maladie s’opère. Cette « culture » renvoie à l’appropriation du corps des femmes en tant que seul outil de reproduction sexuelle (Tabet 1998). Elle respecte les préceptes de l’essentialisme (Collin 1989), philosophie pour laquelle le « dépassement de la domination » entend s’appuyer sur la différence des sexes, pour renforcer « l’apport du féminin propre aux femmes » (Collin 1991). Les inégalités et la hiérarchisation des pathologies sont par voie de conséquence renforcées. La négligence de la fibromyalgie par l’assurance maladie et par les professionnel·les de santé en est le résultat.

Aussi la douleur en tant que pathologie n’est pas prise au sérieux par le corps médical. L’algologie est méconnue, le plus souvent considérée par la majorité des médecin·es comme une « sous-médecine ». En témoigne une de nos consultations de contrôle à la CPAM du Var en mai 2019 lors de laquelle le médecin examinateur nous a demandé ce que l’algologue était vraiment : « rhumatologue ? autre ? ». La fibromyalgie reste sous-estimée.

Le sport et la santé, une double domination de genre

Seules les unités de la douleur, en fait peu connues par les malades, la prennent en charge en tant que maladie chronique. Les personnels de ces centres, pour la plupart très engagé·es sur cette question, accueillent les fibromyalgiques précarisées et en bout de course médicale. Les algologues, après avoir priorisé la baisse de consommation médicamenteuse, prescrivent des activités physiques adaptées (APA), en tant que meilleure voie de rémission (Ranque Garnier, Zerdab, Laurin et Donnet 2017) et telles que recommandées depuis 2010 par la Haute autorité de santé (HAS 2018).

La prescription d’APA, autorisée par une loi récente de 2016[5], réservée aux personnes en ALD, ne donne pas lieu à remboursement. On constate alors d’une part un détournement de la loi puisque la fibromyalgie n’est pas reconnue en ALD[6]. D’autre part, la prescription d’APA nourrit un paradoxe : la toxicité financière des patientes peut être renforcée car la prise en charge financière dépend de financements locaux – la plupart du temps, les régions ou les départements – et non du ministère de la Santé. L’accès à ces APA est ainsi à l’origine de fortes inégalités territoriales et les patientes se débattent avec ce qui leur est localement proposé. Certaines APA sont dispensées en hôpital. Il est généralement obligatoire d’habiter dans le même département pour en bénéficier et pour être intégrée dans le groupe ciblé. Il faut ensuite pouvoir s’y rendre : les patientes se confrontent à l’absence de transports en commun, y compris à l’intérieur d’un même département et à la fatigue engendrée par les solutions personnelles qu’elles mettent en œuvre, ce qui annule les effets bénéfiques de ces activités. En dehors de l’hôpital, ce même parcours de la combattante est à effectuer et une fois achevé, il n’est pas gagné que les activités proposées correspondent à la pathologie concernée.

Les APA s’opèrent en groupe, le plus souvent dans des salles de fortune – des bâtiments de chantier, des lieux associatifs, des annexes d’établissements hospitaliers –, et l’enseignant·e-praticien·ne opte généralement pour le plus grand dénominateur commun de l’ensemble très hétérogène des malades à prendre en charge. Des patientes ont de cette façon participé à des séances de cardio-training, car la majorité de leurs co-malades étaient diabétiques. Le soulagement de leurs souffrances musculaires, tendineuses, articulaires ne pouvait être ciblé. En outre, il n’est pas rare que la personne qui anime n’ait pas pris connaissance des dossiers renseignés par les patientes, alors qu’ils leur ont été adressés par l’administration. Cette personne, titulaire d’une certification lui donnant droit de dispenser des APA, est le plus souvent mandatée par une fédération ou un club de sport. Elle n’a pas de connaissance médicale particulière hormis l’attention à apporter aux patient·es de maladie chronique. Son activité est davantage orientée vers les stimuli musculaires ou le mouvement tonique plutôt que vers la conscience du mouvement, la respiration, le toucher qui permettent de débloquer les raideurs…

Plus généralement, les APA dépendent de moyens financiers, en formation ou techniques faibles, de décisions politiques régionales ou départementales arbitraires, d’effectifs réduits. En outre, ces activités ne peuvent être dispensées que par quelques secteurs professionnels spécifiques, listés dans la loi : sport, kinésithérapie, ergothérapie, psychomotricité. Pour toutes ces raisons, des pans entiers de la population en sont écartés : la très grande majorité des patientes ne sont pas informées de leur existence, ne sont pas ou mal sensibilisées à leur intérêt dans la prise en charge de la maladie et ne sont en rien consultées dans leur mise en place.

Les kinésithérapeutes, ergothérapeutes, psychomotricien·nes, de leur côté, peu avisé·es des termes de l’application de la loi et le plus souvent débordé·es, ne prennent pas le temps nécessaire aux démarches administratives pour être rémunéré·es. Développer leur clientèle par ce biais leur semble vain. Le dispositif est ainsi largement capté par le milieu sportif qui l’a détourné pour mieux s’emparer des fonds alloués et pour transformer l’idée initiale de lutte contre la sédentarité des malades vers la promotion du « sport-santé ».

À ce titre, les APA s’appuient sur un essentialisme structurel. Ce tiret qui associe sport et santé entérine la négligence avec laquelle les professionnel·les considèrent les deux domaines quand il s’agit de patientes. Il formalise une conception archaïque, normée et utilitaire, des sports en tant que moyens de garantir la santé des sociétés industrielles, les hommes étant destinés à affermir leur puissance et les femmes à assurer la « bonne santé » des travailleurs ainsi que celle de « leurs enfants » (Detellier 2009). Élise Detellier précise le cas du Québec, pays dans lequel « alors que les hommes sont, pour les médecins et l’Église, encouragés à̀ exercer des sports en vue d’incarner le citoyen idéal d’une nation puissante, les femmes le sont en vue de donner naissance à̀ des enfants qui auront la capacité de le devenir » (ibid.). Dans les deux domaines, la santé et le sport, les femmes demeurent socialement différenciées des hommes.

D’une part, le domaine de la santé tolère des différences de sexe au sein de la profession comme chez les patient·es (Vuille 2006). Marilène Vuille confirme la hiérarchie entre femmes et hommes : dans « une série de professions, de métiers, d’activités (aux formations, aux revenus et aux prestiges fort divers) », les deux sexes n’occupent pas la même position, le masculin restant dominant, et les différences de traitement des femmes malades dépassent « les seuls domaines de la reproduction et de la sexualité, où l’on a tendance à les cantonner » (ibid.). Nicole Edelman, quant à elle, questionne « les pratiques et les savoirs médicaux pour découvrir dans quelles mesures et de quelles manières, […] ils ont (ou non) participé à l’élaboration de normes biologiques, éthiques ou politiques qui ont validé des hiérarchies entre les sexes » (Edelman et Rochefort 2013). Elle conclut que le normage désavantage sérieusement les femmes.

D’autre part, les femmes sont peu présentes ou représentées dans le sport et les hommes surinvestis ou sublimés au point que le domaine a longtemps été et reste majoritairement masculin. Catherine Louveau déplore l’absence de « considération des appartenances de sexe » dans l’histoire du sport qui est « en réalité celle des hommes et du masculin. Les femmes y sont doublement moins repérées/repérables que cette histoire, […] est faite par des hommes jusqu’à ces dernières années » (Louveau 2006). Jim McKay rappelle qu’il existe un « lien profond et durable entre les hommes, les masculinités et le sport » (McKay et Laberge 2006). Ce lien se traduit dans les pratiques et dans la « délimitation et l’élaboration des idéologies de la suprématie masculine » (ibid.). Cette domination a notamment pour résultat « qu’il y a presque deux fois plus d’épreuves pour les hommes que pour les femmes aux Jeux olympiques d’été et que certaines nations, membres du Comité international olympique (CIO), interdisent aux femmes de participer aux Jeux » (ibid.). De plus, il est usuellement demandé aux hommes de démontrer force et agressivité (football, rugby, haltérophilie, boxe, marathon…), alors que les femmes sont jugées sur leur « grâce et élégance » (gymnastique artistique et sportive, natation synchronisée,…) (Mennesson 2005). Les deux types de comportements requis sont encore peu interchangeables si bien qu’il est difficile pour une fille d’être promue au sein d’une fédération de football et tout autant pour un garçon de l’être en danse, ces stéréotypes valant aussi entre eux (filles et garçons).

Dans les deux domaines, santé et sport, les hommes sont voulus virils, plus forts, plus actifs, plus courageux, plus engagés, plus performants, plus… Les femmes y sont discriminées, parfois illégitimes ou invisibles, tant comme professionnelles que comme bénéficiaires. Les deux axes de discrimination étant historiquement réunis au sein de la dispense des APA, les fibromyalgiques qui les pratiquent subissent par défaut les effets de la division sexuelle entretenue de façon conjuguée dans la santé et dans le sport.

L’ignorance des savoirs des patientes : reflet d’une histoire hiérarchisée de la médecine

Un système dominant, source de violence

Dans la hiérarchie des pathologies votée dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale, la prise en charge de la fibromyalgie reste en bas du tableau, quand elle n’en est pas absente. Notre convocation par le médecin-conseil de la CPAM du Var en est un bon exemple. Dans le cadre de ses fonctions et de son obligation de respect du système de résorption du « déficit de la Sécurité sociale », cet employé avait pour mission de nous faire justifier les indemnités journalières perçues pendant six mois suite à un arrêt de travail. Sans expliquer le contexte dans lequel il agissait, il décida unilatéralement et immédiatement de nous attribuer un titre d’invalidité. Notre sentiment immédiat nous a amenée à penser que son devoir était de sortir le plus d’assuré·es des statistiques des arrêts maladie et des indemnités journalières, surtout quand ils s’inscrivent dans une pathologie de longue durée, et que son pouvoir consistait à faire respecter les lois régissant l’assurance maladie dans le système français de santé.

La demande de reconnaissance par la malade de sa pathologie en ALD ne peut se faire que par l’intermédiaire de son médecin traitant : il transmet un formulaire médical à la CPAM qui répond sous quinzaine. Si cette demande essuie un refus, la patiente en est informée par courrier et peut faire appel de la décision dans un délai d’un mois, en montant un dossier circonstancié. La CPAM ouvre alors une « enquête » et confie la patiente à un « médecin-expert » du département que l’assurance maladie désigne à son gré. Ce dernier, après avoir consulté la principale concernée prend une décision finale qui ne peut être contestée. Ces décisions, discrétionnaires, très difficiles à négocier, sont extrêmement violentes. En tant que patiente, nous nous sentons désarmée, mise devant le fait accompli. Nous devenons dépendante d’un médecin d’assurance. Nous hésitons entre accepter sans questionner la parole « experte » de celui qui « a sans doute raison » et rejeter le comportement de cet interlocuteur manifestant la puissance qui lui est accordée par un système dont nous ignorons les contours et maniant à dessein un jargon incompréhensible pour la ou le profane (acronymes, numéro des lois…). Nous le soupçonnons d’écarter par principe toute solution administrative convenable et toute « alternative » de soin (thérapies du bien-être, chamans…) vers laquelle nous pourrions nous précipiter par désespoir. Ce rôle assigné aux expert·es et autres conseils de l’assurance maladie permet à ce système de santé très détérioré de nier par leur intermédiaire la fibromyalgie, considérée comme suspecte.

En outre, ces politiques accroissent les « déserts médicaux » (territoires où les habitants rencontrent des difficultés d’accès aux soins), surtout en milieu rural ou dans certaines banlieues des grandes villes (Chevillard, Lucas-Gabrielli et Mousques 2018). Les politiques de décentralisation – transfert de compétences de l’État vers les collectivités territoriales – ont des effets sur l’isolement des patientes selon qu’elles sont proches des grands centres hospitaliers ou non. Les compétences sont différenciées selon les collectivités territoriales et la priorité est donnée à la « centralité », c’est-à-dire aux villes plutôt qu’aux communes rurales. Le Var par exemple est devenu un département où désert médical cohabite avec misère médicale, les moyens ne suivant pas les politiques (Isnardon & Alimi 2016). Les hôpitaux locaux sont bien moins équipés en termes technique et de personnel que ceux de Marseille ou de Nice, quand ils ne ferment pas comme les maternités ou les établissements psychiatriques. Les médecin·es s’installent dans les villes à forte plus-value financière. Les médecin·es scolaires ne sont pas non plus assez nombreux pour couvrir les zones qui leur sont affectées (ibid.). Cette situation reflète de la part des décideurs politiques à la fois un manque de mesures ayant pour but de développer l’attractivité du département pour les médecin·es qu’une forme de mépris.

Par ailleurs, les praticien·nes doivent intégrer une part non négligeable de travail administratif et financier au détriment des soins. Il·elles sont amené·es à faire des choix déontologiques qui les fragilisent et rendent leur relation à autrui délicate. En parallèle, la baisse des moyens alloués à la pratique de santé au profit de ceux accordés à la gestion des établissements est drastique (Mériade 2018). Aussi les professionnel·les de santé dépendent, dans une souffrance certaine, des termes de leur pratique définis par la réforme de la tarification et par la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires) qui définit depuis juillet 2009 une organisation sanitaire et médico-sociale visant notamment la « modernisation » des établissements publics de santé et la « territorialisation » du système de santé (création des ARS). Dans le but d’éviter un questionnement trop lourd, beaucoup confortent la relation de domination existant entre médecin·e et patient·e, entre savant·e et ignorant·e, d’autant qu’elle n’est pas contestée. Certain·es s’engouffrent dans la « révolution biomédicale » et esquivent cette relation humaine en ne s’intéressant qu’aux organes, à des parties du corps à soigner, plutôt qu’à sa globalité et à son interaction avec l’esprit. D’autres se réfugient dans la négation de l’ensemble. D’autres encore deviennent des militant·es de la santé.

Une rhétorique individualisante et dévalorisante

Dans ce contexte, les responsables des politiques publiques de santé, les personnels médicaux ou administratifs dédiés à l’exécution de ces politiques, femmes et hommes, continuent, dans leur grande majorité, à dispenser une parole paternaliste : ils se placent en protecteurs désintéressés des patientes, ayant autorité naturelle pour les guider, car ces femmes en demande s’apparentent à des mineures civiques. Elles se retrouvent placées au rang de victimes ou d’objets immobiles, ayant besoin d’encadrement technique, d’assistance, de soutien. Une contradiction renforce cette logique : parce que les femmes sont socialement dédiées au soin à autrui, elles sont moins attentives à elles-mêmes si bien qu’elles sont considérées comme « profanes » des soins (Vuille 2006). Cette réalité s’observe tant auprès des soignantes que, à titre gratuit, dans la sphère familiale, dite « privée » en opposition à la « sphère publique ». Les femmes n’ont pas droit à la parole (Spivak 1988). Leurs savoirs propres sont ignorés.

Plus généralement, les rapports entre patientes et médecin·es sont fortement genrés et sont le résultat plus général des rapports que les unes et les autres entretiennent avec leur environnement social plus global. Ces relations sont socialement construites et animées par un système de domination structuré qui a des implications directes sur la gestion du corps des femmes et sur son appropriation (Héritier 1996 ; Tabet 1998). La prise en charge médicale des femmes en est affectée[7]. Un discours dominant, libéral, véhiculé par le système de santé et relayé par des professionnel·les et responsables de santé, consiste à asséner aux patientes l’idée que la solution est personnelle, qu’elle vient d’elles, qu’il est temps qu’elles prennent soin d’elles. Cette rhétorique est notamment mobilisée par Cédric Villani, à l’origine d’un rapport sur l’intelligence artificielle[8] rendu public le 28 mars 2018, alors qu’il était député. On peut y lire ses préconisations : option entrepreneuriale individuelle et « personnalisée » réservée aux patient·es. Cette logique est d’ores et déjà entretenue dans les livrets d’accueil des fibromyalgiques ou dans les campagnes antistress et de bien-être. Comme pour la plupart des fléaux – viol, féminicide, sida… –, il convient de « soutenir les victimes » en leur conseillant de cultiver leur « estime de soi », de « travailler le deuil »… plutôt que de désigner, juger et sanctionner les « coupables » : les politiques publiques de santé ignorantes, la libéralisation et la financiarisation du système de santé, le corps médical sexiste, la culture ambiante culpabilisante. Cette logique, qui fait des « victimes » les seules coupables, structure l’état de la connaissance de la fibromyalgie.

L’agnotologie de genre des soignants et ses contretemps

Les savoirs sur cette pathologie sont excessivement réduits et exclusivement concentrés dans le domaine médical, au point que nous observons désormais une forme délibérément construite d’agnotologie (Girel 2013, Proctor 1995) : il se produit une certaine ignorance (Girel 2017) parce que la connaissance est bornée à l’intérieur de frontières établies, qu’elle est obtenue en fonction de priorités de recherche qui négligent certaines hypothèses, qu’elle manque de réflexivité ou encore parce qu’elle répond à un objectif précis, participant d’une stratégie (Proctor 1995). L’étude de la production de l’ignorance a montré que cette stratégie permettait à ses protagonistes de différencier « ce qui est important » (Girel 2013) de ce qui ne l’est pas, ce qui rend invisibles les savoirs produits hors de ce cadre. Se forme un gouffre entre savoir médical, voulu institutionnel, et tout autre savoir, rendu inexistant. En particulier, les savoirs, très diversifiés, accumulés par les fibromyalgiques elles-mêmes, sont rarement considérés. Par exemple, quelques récits de malades existent que le système médical ne relaie pas et n’inclut pas dans la recherche. Alors que des patientes décrivent leurs symptômes, leur parcours, leurs actions pour faire face aux difficultés rencontrées, explicitent leur expérience de la maladie[9], alors que cette écriture/verbalisation traduit ce que qu’elles sont, ce qui forme un savoir en soi, cette connaissance est majoritairement ignorée par l’autorité juridico-administrative et les médecin·es. Leur ignorance délibérée accentue l’isolement des patientes car elle les exclut.

En outre, on observe un manque de créativité de la part des praticien·nes, alors même que cette créativité – explicite ou implicite – est continue chez les patientes. Ce fossé, rarement comblé, ajoute aux incompréhensions, aux privations de liberté, aux frontières entre les mondes – celui des patientes et celui des soignant·es –, aux difficultés de construction d’une connaissance commune. Pourtant, comme le souligne Cynthia Fleury, les médecin·es et autres praticien·nes de santé auraient bien besoin des patientes pour comprendre cette maladie car celles-ci savent que le sentiment brimé/désenchanté, nourri par la douleur et la fatigue, alimente, au-delà de l’empathie indispensable à un soin de qualité, la compréhension de cette maladie comme un humanisme (Fleury 2019).

Les apports des sciences sociales – anthropologie, philosophie, sociologie, histoire, sciences politiques… – sont encore très peu introduits dans la prise en charge de la maladie. Or, l’étude de la fibromyalgie mériterait d’être enrichie d’une contextualisation sociale, historique, culturelle, politique… La fibromyalgique reste peu consultée sur la pédagogie spécifique à mettre en place dans les enseignements visant les personnels soignants. Elle demeure la personne à aider, à protéger, et non la personne dotée d’une expertise, celle de la maladie.

Pourtant des expériences existent qui prennent en compte les savoirs développés par les malades, surtout dans le domaine du cancer ou du sida. Tel est le cas de l’Université des patients fondée à Paris en 2009 par Catherine Tourette-Turgis, très engagée dans la lutte contre le sida dans les années quatre-vingt[10]. Première université au monde qui forme et diplôme des malades chroniques, elle prend en compte la validation de leur expérience acquise au détour de la maladie et de leurs soins. La chaire de philosophie, créée en janvier 2016 par Cynthia Fleury à l’Hôtel-Dieu à Paris[11], a quant à elle pour objet d’introduire au cœur de l’hôpital les sciences humaines et les arts, via des cours et des séminaires ouverts à tou·tes, professionnel·les du soin ou simples citoyen·nes. La chaire fonctionne en partenariat avec l’Université des patients. Dans ces lieux, le renforcement des savoirs du personnel soignant et la prise en compte de l’expérience des patientes, notamment par l’intervention de « patients-experts », tentent de combler le vide de savoirs. Différentes formations universitaires (diplômes universitaires, Masters I et II) valident l’expérience acquise par le ou la patiente (VAE).

Pour sa part, le champ d’études de « l’éthique du care », permet d’opérer des dégagements de la sphère privée à la sphère publique, des rôles sociaux de genre à une justice commune, de l’emprise du développement personnel au vécu des biens communs, du soin personnel à une écologie humaine, de la dépendance à l’autonomie. Dans ce cadre, les praticien·nes s’engagent à transformer radicalement leurs relations aux patientes et à les considérer non plus comme des victimes mais comme des personnes vulnérables dans un environnement spécifique (Molinier, Laugier et Paperman 2009 ; Zielinski 2010).

Une Charte contre la douleur[12] énonce des principes déontologiques et éthiques qui visent à guider de bonnes pratiques scientifiques en matière de douleur chronique. Ses niveaux et moyens de diffusion en milieu hospitalier ou externe sont néanmoins inconnus.

Certaines expériences tentent ainsi d’inclure ce qui est exclu, de rendre compte de ce qui n’est pas su. Mais les biais dans ces initiatives sont nombreux. Par exemple, le système de santé tente de récupérer la VAE pour pallier la pénurie de personnel sanitaire (Barrier 2016). Ensuite, l’Éducation thérapeutique des patients (ETP), qui se veut une démarche d’accompagnement, a été mise en place en France au début des années 2000. Elle s’adresse à tous les malades et en particulier aux personnes atteintes de cancers, du sida, de rhumatismes, de migraines ou de diabète. Concernant les douleurs de ces patient·es, le Réseau Lutter contre la douleur, créé en 1995 par le Dr François Boureau et coordonné depuis 2012 par la Docteur Esther Soyeux[13], a développé un programme éducatif ayant pour but de s’adapter aux malades, de leur « apprendre de nouvelles stratégies » et de les aider à « acquérir, maintenir ou renforcer les compétences dont [ils ont] besoin pour gérer au mieux [leur] vie avec [leur] maladie »[14]. L’ETP pour les fibromyalgiques est documentée depuis peu (Deleens 2018). Elle reste majoritairement orientée vers l’éducation des « patients » dans le but qu’ils comprennent, notent des bons conseils, acceptent leur maladie, prennent en charge leur évaluation de la douleur… Des livrets « éducatifs » sont distribués gratuitement dans les centres de la douleur pour mieux gérer « son stress », orienter sa « prise en charge de la maladie ». Même si l’intention est bonne, dans ces guides, parce que ce sont les médecin·es, détenteurs d’un savoir scientifique reconnu, qui expliquent aux patientes comment se comporter pour s’adapter, l’exercice s’en trouve limité.

À partir de ces expériences, des études scientifiques ont été poussées, pour lesquelles les questions de l’autonomisation, de la liberté, de la subjectivation et de la responsabilisation du ou de la patiente sont centrales (Paul 2004). La fibromyalgie de son côté reste encore trop taboue pour aboutir à de tels résultats. La majorité des patientes se sent peu apte ou en droit de parler ou d’écrire sur le sujet. Les associations de malades se limitent elles aussi à apporter un soutien, en organisant des rencontres et en revendiquant une reconnaissance administrative, ce qui a pour conséquence que les connaissances sur la maladie offrent aujourd’hui une littérature principalement « scientifique ».

Toutefois, au cours de nos consultations à l’unité de la douleur de la Timone, un moment est apparu où les personnels soignants (algologue, psychologue, infirmière) se sont mis en scène, ont parlé d’eux, de leur parcours, de leur vécu. Sans doute ont-ils intégré l’importance de l’échange sur la pathologie, de la dé-hiérarchisation de l’observation. Cette posture est décrite dans la théorie du point de vue (Harding 1991), ou StandPoint Theory, intéressée à la requalification des savoirs. Par cette théorie féministe, chaque chercheur.se ou observant·e enrichit ses résultats en se situant, c’est-à-dire en définissant et en exposant qui il est, femme, homme, autre, d’où il vient, quelles sont ses origines sociales ou ethniques, les choix qu’il ou elle a fait pour arriver là où il·elle est. Cette opération, assez technique, enrichit l’observation. En adoptant cette théorie, le ou la thérapeute de la fibromyalgie se positionne à égalité avec la patiente, se met en scène, autant observant·e qu’observé·e, ce qui change le rapport à la maladie. Par ailleurs, la montée en puissance progressive de l’attention portée par les patientes et par les praticien·nes de mixer travail personnel et collectif devrait permettre à l’expertise de faire surface. La confrontation des témoignages, des ressentis et de leurs expressions pourrait créer à son tour une dynamique d’identification de ce qu’est réellement la fibromyalgie. L’équilibre connaissance/ignorance en serait transformé. L’agnotologie serait en partie rompue.

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[1] Partant de ce constat, l’usage du féminin dans la suite du texte est volontaire.

[2] La notion de toxicité́ financière a été́ introduite aux États-Unis à propos des personnes atteintes de cancer (Khayat 2017). Elle est un « effet secondaire » de la maladie : faute de moyens pour prendre en charge les frais non couverts par l’assurance maladie, la patiente ne peut plus suivre ces traitements.

[3] Parmi les études publiées, citons l’article sur l’approche « psychosociale » de la douleur de Michaela Klimekova, Anne-Marie Costalat-Founeau et Patrick Ginies (Klimekova, Costalat-Founeau et 2002). Une étude états-unienne plus récente aborde les biais de genre dans la prise en compte de la douleur chez les enfants (Earp 2019)https://doi.org/10.1093/jpepsy/jsy104.

[4] En octobre 2020, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) énonce quelques données qualitatives (INSERM 2020).

[5] Code de la santé publique : Article L.1172-1 Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (Article 144) ; Articles D.1172-1 à D.1172-5 Décret n° 2016-1990 du 30 décembre 2016 relatif aux conditions de dispensation de l’activité physique adaptée prescrite par le médecin traitant à des patient·es atteint·es d’une affection de longue durée.

[6] Depuis 2020, la prescription des APA s’élargit aux patient·es en « maladie chronique ». Elles ne sont toujours pas remboursées.

[7] Les femmes sont exclues des essais cliniques, les diagnostics sont sous-orientés (la première cause de mortalité chez les femmes n’est pas le cancer du sein mais les maladies cardio-vasculaires ; elles en meurent plus souvent que les hommes, 56% contre 46%), peu de moyens sont alloués à l’intégration du genre dans la santé (Inserm 2017). Les femmes, et en particulier celles en situation de pauvreté, ont moins accès aux soins pour des raisons très diverses (Bousquet, Couraud, Lazimi, et Collet 2017 ; Inserm 2017) : manque de temps, gestion des priorités en faveur de l’aide aux autres (famille) plutôt qu’à soi, isolement (85% des familles monoparentales), inégalité de revenus avec les hommes ce qui rend pour elles les coûts médicaux plus lourds, précarisation de l’emploi, non recours aux aides sociales ou aux demandes de réparation, essais cliniques davantage pratiqués sur des hommes (Le Saint 2019), suivis médicaux moindres…

[8] Cédric Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle – Pour une stratégie nationale et européenne, mars 2018, <https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf>https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf.

[9] Elles explicitent plutôt qu’elles n’expliquent, c’est-à-dire qu’elles substituent le comment du vécu de la maladie à la question du pourquoi.

[10] Université des patients, <https://universitedespatients.org&gt;.

[11] Chaire de philosophie, <https://chaire-philo.fr&gt;.

[12] Charte contre la douleur, <http://www.ch-confolens.fr/images/lang/fr/orki/Charte%20contre%20la%20douleur.pdf&gt;.

[13] Réseau « Lutter Contre la Douleur », <http://www.reseau-lcd.org>http://www.reseau-lcd.org.

[14] Fondation Apicil, « Pratiques innovantes : ensemble contre la douleur », <http://www.fondation-apicil.org/&gt; http://www.fondation-apicil.org/.

Une réflexion au sujet de « Interroger l’ignorance de genre des professionnel.les de la prise en charge médicale de la fibromyalgie »

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