Bien utiliser les TIC et se perdre

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Du côté des militantes pour l’intégration du genre dans la société de l’information ou des féministes dans le cyberspace, et de leurs modes d’action, il est intéressant de voir où ils convergent, où ils divergent, à quelles périodes, sur quels thèmes. On s’aperçoit alors que l’institutionnalisation des TIC réapparait comme une trame, une grille de lecture des histoires de ces militantes, encore parallèles. Et les TIC, toujours un but à atteindre pour les femmes. Comme le « grand soir ». Constat déstabilisant. Aussi est-il encore nécessaire d’étudier cette institutionnalisation et ses mécanismes. Analyser sa construction.

C’est l’analyse de la composition hybride du mouvement « Genre et TIC » qui aide le plus à percevoir à quel point on assiste à une dépolitisation de la question de l’appropriation des usages des TIC par les femmes. La question ne se pose d’ailleurs plus. Elle fait obligation. Comme si les TIC servaient les femmes et leurs luttes quoiqu’il arrive.

À l’heure de la grande paranoïa sur l’usage par les plus grandes autorités américaines des données postées sur la toile par tous et toutes, il m’a semblé nécessaire de rappeler quelques éléments d’architecture.

« Fracture numérique de genre » : le genre, au centre des prétentions de TIC

Adoptée le 15 septembre 1995 lors de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, la Plate-forme d’action de Pékin fait mention de « nouvelles possibilités » qu’offrent « l’informatique et la télévision par satellite et par câble » en matière de « participation des femmes aux communications et aux médias, ainsi que pour la diffusion d’informations sur les femmes ». Le rapport fait également état de la propagation d’« images stéréotypées et avilissantes de la femme à des fins strictement commerciales de consommation ». Aussi la plateforme recommande que les femmes [du monde entier] participent « sur un pied d’égalité » à toutes les activités et prises de décision liées au domaine des TIC.

Ce constat partagé et ratifié par les représentants de 186 pays va incarner le point de départ de la mobilisation de différents acteurs autour d’un nouveau concept, la « fracture numérique de genre », qui sera dès lors régulièrement repris dans les discours officiels et dans l’ensemble des mécanismes de l’institutionnalisation des TIC. Par exemple, Joséphine Ouédraogo, ancienne Secrétaire exécutive adjointe à la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), affirme que les TIC sont des outils incontournables dans tous les domaines d’interaction sociale, culturelle, économique et politique. Elle insiste sur l’accès à l’information sur la santé maternelle et infantile, la prévention du VIH/sida, la nutrition, les droits humains, la protection de l’environnement, les techniques de production, les emplois et les marchés, autant de domaines qui ont un impact direct sur la croissance démographique, la productivité économique et le développement durable en Afrique. Elle propose une définition de la « fracture numérique de genre » en la formulant en ces termes : « ensemble des disparités d’accès et de contrôle entre les hommes et les femmes sur les technologies de l’information et de la communication (TIC), leurs contenus et les compétences permettant de les utiliser ».

Selon une recherche menée par enda Tiers-Monde en Afrique occidentale en 2005, la « fracture numérique de genre » peut se mesurer selon un indicateur qui s’articule sur quatre composantes principales : le contrôle, la pertinence des contenus, les capacités, la connectivité, indicateurs nommés « les 4C ». Il se dégage de cette étude que la situation est « sérieusement » préoccupante en matière de contrôle. Globalement, les femmes sont pénalisées des deux tiers par rapport aux hommes concernant la participation aux prises de décision au sujet des TIC, d’un tiers concernant la production de contenus et le développement des capacités et d’un dixième seulement concernant l’accès et l’accessibilité. Ces données africaines ont largement été confirmées dans le reste du monde. Anita Gurumurthy, experte en politiques institutionnelles de TIC, précise d’ailleurs que le clivage sexuel au sein de la « fracture numérique » s’illustre dans le nombre inférieur de femmes utilisatrices des TIC relativement aux hommes et affirme : « Les femmes sont minoritaires parmi les utilisateurs de cette technologie dans presque tous les pays développés ou en développement ». La tendance à la différenciation des usages commence très tôt. Par exemple, aux États-Unis, les garçons ont cinq fois plus de chances de pouvoir se servir d’un ordinateur à la maison que les filles et les parents dépensent deux fois plus en produits de TIC pour leur fils que pour leurs filles.

Par ailleurs, selon une recherche menée conjointement par l’Association of Progressive Communicators-Africa-Women et par Femnet en 2000 plus de 70% des ordinateurs hôtes qui forment les fondations de l’Internet sont installés aux États-Unis ; l’anglais est utilisé dans près de 80% des contenus des sites Web bien que moins de dix pour cent des personnes dans le monde parle cette langue. Le pourcentage des contenus en anglais a certes diminué et est passé à 45% en 2005 mais comme Daniel Prado, Secrétaire exécutif du Réseau mondial pour la diversité linguistique, Maaya, le souligne « Une chose est certaine, l’anglais reste la langue la plus utilisée sur internet ».

L’Afrique génère environ 0,4% du contenu global, 0,2% en excluant l’Afrique du Sud. Sur ces 0,2% de contenus africains, moins du tiers est produit par des femmes. Ce qui fait chuter le pourcentage de contenus créés par des Africaines dans le monde à 0,07%. Cette anomalie révèle l’hégémonie de certains groupes dans la diffusion et la production de connaissance, qui « résulte de la monopolisation de la sphère du “savoir global” », comme le souligne Ruth Ochieng. En effet, la majorité des contenus (texte, audio, vidéo…) diffusés au moyen des TIC est globalement écrite par des hommes et surtout diffusée par des hommes. L’écriture au quotidien sur des blogs, dans des séances de clavardage (chat) et d’autres galeries virtuelles, telle qu’elle est plus aisément pratiquée en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, demeure en Afrique le fait d’une élite. En termes de création numérique, ce sont majoritairement des hommes, et, en particulier, des hommes blancs, qui programment des logiciels, y compris dans le mouvement des logiciels libres.

En termes de contrôle, les femmes sont sous-représentées dans toutes les structures de décision du secteur des TIC et ont relativement peu de contrôle et d’influence sur les processus de prise de décision. Les propriétaires des entreprises privées de télécommunication sont majoritairement des hommes.

Aussi, les racines du problème traité par la « fracture numérique de genre » naissent de causes plus profondes que celles de l’accès et des capacités, malgré ce que continuent à prétendre les organisations en charge des politiques de TIC sous la formule générique « fracture numérique de genre ». Est-il par exemple besoin de rappeler qu’au Sénégal, il est recommandé et courant qu’une femme sollicite l’autorisation de son mari pour se rendre au cybercentre, et encore qu’une jeune fille s’occupe prioritairement des soins de sa famille, de ses proches, avant de trouver le temps d’aller à l’école, ou plus généralement que les femmes et les jeunes filles de la région ne sont pas à égalité de prise de parole avec leurs homologues masculins, hommes et garçons ? La question n’est alors pas tant la difficulté de l’accès aux ressources des TIC ou aux formations afférentes, mais la rémanence des relations sociales et culturelles inégalitaires existantes.

Par ailleurs, les formats culturels et sémantiques selon lesquels les contenus sont publiés sur le Web tout comme les contenants dans lesquels ils sont publiables – les programmeurs informatiques du monde entier utilisent des infrastructures, une logique et des codes inventés en Occident et nécessairement l’anglais pour ce faire – ont des empreintes historiques, géographiques et de genre structurelles qui n’autorisent pas forcément la publication de contenus propres par tous, et notamment les femmes, jeunes, pauvres, racisées, non occidentales, homosexuelles… On peut craindre que ces formats soient trop éloignés de leur mode de pensée comme de leur quotidien. Ces formats ne peuvent être plaqués sur leurs savoirs propres, car ces femmes risquent de ne pas pouvoir les interpréter ou même se représenter grâce à eux. Le phénomène d’identification ou de validation a toutes les chances de ne pas se produire.

La question présentée comme une évidence par les porteurs des politiques de TIC qui consiste à « soutenir les femmes d’Afrique » par exemple pour qu’elles aient accès aux ressources des TIC et aux capacités pour les utiliser, ces femmes étant prises comme un groupe homogène, peut alors devenir une question d’intrusion au quotidien du virtuel sur leurs modes de pensée et d’agir en tant que femmes, africaines, car elles peuvent être riches ou pauvres, noires, métisses ou blanches, jeunes ou moins jeunes, urbaines ou rurales, mariées ou non, mères de famille ou non, hétérosexuelles ou homosexuelles, lettrées ou illettrées, agentes de la NSA…

Des politiques de TIC sans genre

À la fin des années 1990, plusieurs réseaux et organisations spécialisées des questions « femmes et TIC » se concentrent sur la production d’outils de transmission d’informations dédiées aux femmes. Selon Ruth Ochieng, ces initiatives répondent à l’objectif de créer un « catalyseur efficace dans la diffusion d’informations sur les problèmes affectant les femmes organisées aux niveaux de la base, national et international ». Elle fait notamment référence aux listes de diffusion comme Gender in Africa Information Network (GAIN), créées en 1997, ou le réseau Women of Uganda Network (WOUGNET), mis en route en 2000 et l’organisation Association for Progressive Communication for African Women (APC-WNSP Afrique), devenue « leader » dans le domaine et dans la région. En Afrique du Sud, Women’s Net se veut une « plateforme d’informations pour tous les mouvements de femmes de la région du sud de l’Afrique ». En Afrique francophone, la liste électronique Femmes-Afrique, basée au Sénégal, est créée pour faire « circuler des informations sur les droits des femmes dans toute l’Afrique ».

Jennifer Radloff, responsable de la branche africaine de APC-WNSP, basée en Afrique du Sud, rappelle que ces activités s’inscrivent dans la continuité des accords qui ont été négociés entre les organisations de la société civile et les gouvernements, à travers une déclaration de principe et un plan d’action assurant que les TIC contribuent à la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), engagements pris lors du dernier SMSI, notamment en matière d’égalité de genre. Elle mentionne la création et l’efficacité d’un outil d’évaluation de genre (Gender evaluation methodology, GEM), dédié aux praticiens, que son organisation a créé afin de « repérer si les TIC sont davantage utilisées selon des modes qui changent les inégalités et rôles de genre, plutôt que pour simplement les reproduire et les répliquer ».

Gillian Marcelle, experte en TIC et présidente du groupe de travail genre de l’African Information Society Initiative (AISI) (Initiative de la Société de l’information en Afrique), jouant sur le mot « BIG », considère qu’il est nécessaire de « voir grand » pour accélérer l’intégration du genre dans l’« arène des TIC ». BIG caractérise un processus en trois phases : “Buy in; Implementation; and Growth and reinforcement” (contrat, mise en œuvre et croissance et renfort). Il consiste à renforcer l’engagement de visibilité des résultats et obstacles, la reddition des comptes et participation et à établir des ponts entre concept et outils. Selon l’experte, cette approche « offre une perspective où on anticipe et on répond à la résistance de façon pro-active ». Elle affirme que les agences de l’ONU en charge des politiques de TIC sont d’ores et déjà engagées sur cette voie, notamment dans la perspective de l’achèvement des OMD et la prise en compte de la « fracture numérique de genre ».

Si l’on met ces exemples en miroir avec ce que nous venons de constater en matière de contenus et de contrôle, on voit qu’ils illustrent l’intention des organisations internationales, des organisations non gouvernementales (ONG), internationales ou nationales, et des fondations privées de proposer des programmes ayant vocation à lutter contre la « fracture numérique de genre », sans pour autant qu’ils soient élaborés en concertation avec les personnes ciblées. L’idée et les objectifs des programmes sont définis par le haut, selon une conception approximative ou biaisée du terrain.

D’ailleurs, selon Nancy Hafkin, experte du réseautage des femmes via les TIC en Afrique, « les experts en genre des gouvernements ne connaissent pas le vocabulaire qui pourrait les aider à préparer des documents de politique générale sur Genre et TIC ». Elle souligne l’échec du « mainstreaming de genre » comme stratégie politique.

À ce propos, Christobel Asiedu confirme qu’il existe un problème de « mondialisation par le haut », dans laquelle des experts des organisations de développement déterminent les besoins en TIC des femmes. Elle affirme que les agences de l’ONU tendent à définir les femmes comme un groupe homogène et qu’elles orientent l’expertise – qui ne regroupe pas uniquement des hommes occidentaux mais aussi des femmes et organisations non occidentales « élites » en mettant en évidence les problèmes et leurs solutions sans la participation active des femmes à la « base » « qui sont pauvres, rurales, non alphabétisées et forment la majorité des femmes en Afrique ». Ces femmes sont vues comme des « “barrières et obstacles” à l’accès aux TIC, ayant des “besoins” et des “problèmes” mais peu de choix et de liberté d’action ». De cette vision conformiste et universaliste abstraite[1], sans différenciation de « race » et de classe, des TIC pour le développement, la sociologue conclut qu’il n’existe pas de « tentative d’examiner de façon critique quel groupe de femmes gagne à avoir accès à ces technologies ».

L’ensemble de ces études amène à conclure qu’en luttant contre « la fracture numérique de genre », les responsables des politiques de TIC entendent répondre aux « besoins des femmes », besoins dont ils décident. Ils ne souhaitent pas vraiment s’engager vers une analyse de la société de l’information avec une perspective de genre et vers l’identification des inégalités qu’elle produit. Se dessine ici un biais important qui consiste de la part des décideurs des politiques des TIC à utiliser le terme genre pour qualifier des stratégies qui consistent au mieux à cibler des femmes pour qu’elles aient un accès aux TIC égal aux hommes. Dans le domaine des TIC, le concept de genre est alors utilisé d’un point de vue très restrictif, pour ne pas dire inexact. Il n’est pas question de politiques de genre dans les politiques de TIC.

 « Genre et TIC » et cyberféminisme : deux approches opposées et convergentes

Des militantes des droits des femmes ou des féministes ont commencé à utiliser les TIC, il y a un peu plus de quinze ans. Très majoritairement en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, elles ont très vite échangé leurs analyses avec celles des Latino-Américaines et des Asiatiques, et de façon extrêmement partielle ou dispersée, avec celles des Africaines ou des Européennes de l’Est. C’est encore le cas aujourd’hui. Depuis les années 1990, beaucoup ont construit avec ces technologies une relation individuelle relevant de la dépendance voire de l’addiction, qui leur permet d’être en connexion partout dans le monde, ou de faire de ces outils, et en particulier de l’Internet, un objet de création numérique. La plupart de ces militantes de la première heure ont toujours considéré les TIC comme un prolongement de leur engagement, et en particulier celui pour la liberté, la démocratie, l’indispensable égalité hommes/femmes, dite égalité de genre, ou encore le féminisme.

Elles ont estimé que l’informatique, le téléphone mobile ou l’Internet allaient leur permettre d’aller plus loin sur le chemin de la transformation sociale. Aussi, très vite, elles ont interrogé d’un point de vue politique et social ce nouvel environnement. Elles ont posé les questions de savoir si, comme dans la vie réelle, ce nouvel espace allait renforcer les discriminations, creuser les écarts, créer des frontières, multiplier les formes de domination ou au contraire étendre les approches stratégiques d’obtention de davantage de droits pour les femmes, de lutte contre les discriminations, d’abandon du patriarcat, de luttes contre les dominations coloniales, sous toutes leurs manifestations. Elles se sont demandées si cet espace allait permettre de valoriser des alternatives féministes.

Ces questions ont engendré deux courants : celui de l’appropriation institutionnelle des TIC par des femmes, telle qu’elle est globalement pratiquée par le mouvement « Genre et TIC », et celui qui a été nommé le « cyberféminisme ».

Judy Wajcman voit dans le cyberféminisme une source de pouvoir pour les femmes. Selon Montserrat Boix, journaliste espagnole, responsable du magazine féministe Mujeres en Red et porteuse du cyberféminisme en Espagne, « la priorité est d’élever les réflexions, ensemble dynamique de travaux pratiques, et à promouvoir les compétences des femmes dans le domaine de l’information, de la communication et de l’utilisation des technologies ». Elle insiste sur l’élaboration de contenus par les femmes et de leur diffusion à travers tous les canaux possibles, sur l’incontournable nécessité de localiser et de participer à la production au sein des « nouveaux médias d’information antagoniste, de contre-information, d’information alternative productrice de contenus et élaborant des textes qui aident à dénoncer la discrimination, l’inégalité des droits des femmes et qui participent de la réflexion sociale nécessaire dans toutes les régions ».

En parallèle, comme Anita Gurumurthy et Nancy Hafkin, elle enchaîne sur le besoin de promouvoir et d’exiger des renforcements de capacité en communication pour les femmes, notamment en matière d’utilisation des TIC, « ce qui n’est pas seulement stratégique pour la participation des femmes dans la nouvelle dynamique des mouvements sociaux, mais crucial pour le développement personnel en termes d’emploi et d’éducation ». Dans ce discours qui se veut plus radical que la rhétorique institutionnelle, les TIC restent au centre de la transformation. Cette centralité m’interroge par le simple fait qu’elle ne remet pas en cause la construction du système auquel ces discours et pratiques souhaitent s’opposer.

Du point de vue du mouvement « Genre et TIC » et comme en atteste la Boîte à outils de Bridge sur Genre et TIC, les exemples de « bonnes pratiques » en son sein sont orientées « projets ». Ils forment un parti pris, celui de la lutte contre la « fracture numérique de genre » et donc celui de s’inscrire dans la logique de l’institutionnalisation des TIC. Cette logique a deux impacts directs sur les politiques des organisations parties prenantes de ce mouvement. Premièrement, les actions mises en œuvre répondent aux critères de financement des bailleurs qui soutiennent la réduction de cette « fracture numérique de genre » selon différents axes : santé, éducation, accès au travail… Il s’agit davantage de mettre en place des formations, des méthodologies, des actions de sensibilisation, au mieux des campagnes de plaidoyer, de façon ponctuelle et auprès de groupes distincts. Deuxièmement, les TIC sont transmises par le haut et les organisations qui font ce travail ont un rayonnement élitiste : des expertes enseignent, donnent accès, transmettent des informations… aux autres, jeunes, femmes. Ces expertes sont principalement concentrées au sein de ce qui est fréquemment nommé « ONG de TIC » qui recueillent les financements des organisations internationales, au détriment des organisations de terrain, peu interrogées sur la pertinence des TIC pour leurs actions. Même si la sincérité des intentions n’est pas à remettre en cause, la prise en compte de l’expertise des groupes de « base » est peu au rendez-vous.

Par exemple, Ineke Buskens et Anne Webb, coordinatrice de recherche du projet Grace, affirment que les TIC en elles-mêmes ne créent pas les facteurs d’autonomisation des femmes. Ce sont les usages qu’elles en font qui peuvent l’être : « Les femmes doivent être les agents de leurs propres processus, en charge de et en contrôlant leur environnement aussi bien que leur processus de changement et d’autonomisation ». Elles considèrent en conséquence que l’accès et l’utilisation des TIC par les femmes requièrent une transformation des mentalités et savoirs des peuples dans le monde, « formatés par les inégalités de genre et plus particulièrement la domination masculine », postulat d’autant plus valide en Afrique où le « rôle des femmes sur le marché du travail et dans la sphère privée représentent une variable-clé d’autonomisation dans le secteur des TIC ». Elles prescrivent.

Au sein du même mouvement, selon Anita Gurumurthy, des ONG testent des initiatives de commerce électronique qui relient directement les femmes artisans aux marchés mondiaux et soutiennent leurs activités par l’apport d’informations sur le marché et la production. Ces actions répondent alors essentiellement à des programmes gouvernementaux ou internationaux. De la même façon ces mêmes ONG participent à des programmes de gouvernance électronique que quelques gouvernements ont impulsé afin de permettre aux citoyens un meilleur accès aux services gouvernementaux par l’électronique, accompagnés, dans certains cas, d’une stratégie explicite visant à garantir l’accès effectif des femmes et de ceux qui rencontrent des difficultés d’accès à ces services. Aussi, selon une étude menée notamment par Anita Gurumurthy, « les TIC ont facilité la construction d’une sphère publique plus inclusive – permettant aux personnes âgées, handicapées et marginalisées de communiquer, de s’organiser en réseau et de toucher les responsables politiques. L’Internet a fourni, aux minorités sexuelles en particulier, un terrain propice à la subversion pour affirmer leur identité et défendre leurs droits humains par le lobbying ». L’experte indienne souligne que ces initiatives peuvent offrir des espaces pour divers types de communication de bas en haut, à faible coût. Elles peuvent amplifier les voix des femmes et contribuer à rendre publics des expériences de femmes et leurs points de vue et cela par le biais d’intermédiaires.

De fait, le discours qui prévaut au sein du mouvement « Genre et TIC » est assez optimiste : grâce à l’Internet, les femmes, en termes génériques, auraient créé des réseaux qui leur auraient permis de mieux et plus vite mobiliser l’opinion publique internationale sur les discriminations et injustices dont elles sont l’objet au niveau local. Chandni Joshi, représentante de l’UNIFEM, agence onusienne aujourd’hui disparue, affirme que les TIC permettent aux femmes de lutter pour leur reconnaissance politique, économique et sociale. Elle se réfère à un constat selon lequel de nombreuses militantes, à travers le monde, utilisent l’Internet avec succès, en créant des réseaux. Ces militantes imposeraient ainsi leurs propres revendications à l’ordre du jour des conférences mondiales de l’ONU, toute action qui peut se traduire par des gains politiques, économiques et sociaux significatifs pour les femmes. La Commission asiatique pour les droits humains est ainsi citée en exemple qui a envoyé des messages électroniques à de nombreux groupes progressistes de défense des droits des femmes à propos des crimes « d’honneur » perpétrés en Asie et a publié des pages Web faisant état de ces pratiques. Plus largement dans le monde, les TIC auraient servi de faire-valoir des militantes de l’égalité hommes/femmes. Ce constat n’est pas inexact mais manque de précision. Il ne s’agit pas des femmes en général, mais de quelques militantes, dans le monde, qui à partir de la Conférence de Pékin de 1995 ont effectivement entrepris un travail de plaidoyer. Ces militantes sont généralement des responsables (présidentes, directrices) d’organisations nationales ou régionales (ONG, associations) de taille importante qui forment désormais une élite notamment parce qu’elles peuvent se déplacer, tant du point de vue financier que des modalités des accords transnationaux sur l’immigration. Les militantes du mouvement « Genre et TIC » par le simple fait qu’elles ancrent leur action politique au niveau des organisations internationales et des décideurs politiques de haut niveau dans le but d’infléchir les politiques de TIC font partie de cette élite.

Au final, dès les premiers Sommets mondiaux de la société de l’information (SMSI), la majorité des organisations expertes en TIC a axé ses efforts sur le renforcement des capacités des femmes, et surtout des ONG de femmes des pays du « Sud », en matière d’informatique et de TIC. Ces organisations ont ensuite convergé vers le plaidoyer politique auprès des organisations internationales, visant à l’accès de plus de femmes dans la prise de décision relative aux politiques de TIC. Elles gagnent régulièrement des points. Leur terrain d’action reste sciemment institutionnel.

 Le mouvement « Genre et TIC », véhicule de l’institutionnalisation des TIC

On peut considérer l’ensemble de ces actions comme allant dans le sens d’avancées en matière d’égalité hommes/femmes. On peut néanmoins se demander quelles sont les limites de l’analyse féministe de la société numérique que les militantes de ce mouvement disent mener. S’étend-elle au-delà des usages des TIC et du contexte de ces usages par les femmes ? Repart-elle des acquis des luttes sur le terrain, dans le réel, à la genèse des besoins des TIC ? S’arrête-t-elle au besoin d’étudier encore à quoi servent les TIC ou plutôt ce que les TIC changent en général ? Toutes ces questions demandent encore réponses. En effet, d’un point de vue général, le mouvement « Genre et TIC », même s’il est conceptualisé par de nombreux chercheurs, reste à approfondir du point de vue de sa politisation. Adopté par des praticiens, sa mise en œuvre, par des formations adaptées aux TIC ou des méthodologies d’évaluation d’impact (de l’utilisation des TIC dans les actions genrées) ou encore des campagnes de sensibilisation nationales ou internationales appuyées sur les technologies de nouveaux outils ou supports média, ne peut porter en elle tous les facteurs d’une démarche d’innovation allant dans le sens d’un changement social. Les actions s’intéressent davantage à l’aspect outil de ces technologies au détriment de leurs aspects politiques. Elles renforcent notamment les approches par les entrées accès et capacités des femmes aux TIC plutôt que contrôle et contenus de ces outils. Dans la majorité des cas, la lutte contre les inégalités de genre générées par la société de l’information peut être traitée par ce mouvement, mais c’est l’analyse des impacts de ces inégalités sur l’action politique qui semble ne pas être une priorité. En négligeant l’importance du contrôle et de la production de contenus par des femmes, c’est-à-dire en ne leur laissant pas la main sur cette production, mais en leur donnant, ce mouvement participe de l’institutionnalisation des TIC.

Par ailleurs, le fait que le mouvement « Genre et TIC » investit peu l’analyse politique des enjeux de la société de l’information et se limite plutôt aux modalités pratiques/techniques ou aux termes d’un plaidoyer pour les organisations de femmes afin qu’elles s’approprient les TIC interroge sur son rôle dans l’inhibition/impuissance informationnelle contemporaine des organisations de femmes ou féministes. Ce mouvement introduit une obligation de résultats qui consisterait pour les femmes, prises de façon générique, à « être connectées » pour participer de l’égalité de genre, dans les TIC, voire plus généralement dans d’autres secteurs. Cette obligation devrait, de façon critique, interroger la nécessité pour les femmes à avoir accès aux TIC, à savoir les utiliser, afin de transformer leurs statut ou condition.

Pourtant, les questions suivantes se posent : les TIC et leurs usages sont-elles indispensables à la transformation des relations sociales ou à l’action politique ? Si oui, cette obligation, qui s’ajoute à la gestion de la vie quotidienne, rôle socialement dévolu aux femmes, ne participe-t-elle pas de l’invisibilité des savoirs paradoxalement acquis dans l’assentiment des femmes à assumer ce rôle de gestion quotidienne de la cité ? Cette vision de l’obligation d’être connectée n’introduit-elle pas en soi une limite : celle d’avoir accès aux TIC et de savoir les utiliser au détriment de leur contrôle et du pouvoir de diffuser des contenus par leur intermédiaire ?

Aujourd’hui, il s’agit moins de s’interroger sur « à quoi les TIC pourraient servir » que de mesurer « ce que les TIC apportent de nouveau, changent, et politisent »[2], et en particulier en termes de genre. Autrement dit, il s’agit de mesurer en quoi des femmes, en utilisant des techniques, s’abstraient ou non du contexte politique, alors que cette question ne se pose pas en dehors du contexte de la société de l’information.

L’analyse de l’institutionnalisation des TIC a permis d’asseoir la société de l’information dans une période après les indépendances, au cœur de la signature de la Plateforme de Pékin et se dénoue dans un environnement de mondialisation contemporaine, qui se caractérise par une surenchère, une accélération, un excès d’échanges qu’ils soient économiques, financiers, humains ou informationnels. Cette historicité et ce contexte caractérisent également ceux de l’institutionnalisation du genre. Aussi il n’est pas étonnant de constater que dès leurs origines, les protagonistes des politiques de TIC intègrent, au moins dans leurs discours, le genre dans leurs programmes. Ils ont dès la fin des travaux de la Conférence de Pékin et le lancement des politiques sur la lutte contre la « fracture numérique de genre » associé les termes « genre » et « TIC ». Ce que n’ont pas fait les organisations présentes sur le terrain des luttes des femmes. Aujourd’hui encore.

Pourtant par ces politiques, par ces programmes, par les acteurs qui les font vivre, les usages des TIC ne sont pas neutres en termes de genre. Ils sont hiérarchisés, verticaux, subordonnants. Ils créent des rapports de dépendance et de pouvoir. Nouveaux. Plus précisément, ils différencient ces rapports selon les genres et creusent les identités sexuelles. Si bien que la mise en exergue des inégalités et identités de genre est désormais liée aux TIC. Ignorer ce lien structurel entre genre et TIC c’est participer à la dépolitisation des luttes féministes.

Joelle Palmieri – avril 2013


[1] L’universalisme abstrait représente un mode de pensée qui considère l’univers comme une entité englobant tous les êtres humains, sans différenciation de genre, de classe ou de « race ». Kilani, Mondher 2006, « Ethnocentrisme », in Mesure Sylvie & Savidan Patrick (dir.) Dictionnaire des sciences humaines, Paris : PUF, 1275 p., p. 414-415.

[2] Mottin-Sylla, Marie-Hélène & Palmieri, Joelle 2009, excision : les jeunes changent l’Afrique par les TIC, Dakar : enda, p. 101, <http://idl-bnc.idrc.ca/dspace/bitstream/10625/39552/1/128525.pdf&gt;, consulté le 25 juillet 2012.

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