« Il faut absolument que je te présente ce monument de Sainte-Anastasie ». Dans l’antre de la coopérative vinicole de Sainte-Anastasie-sur-Issole, réhabilitée en salle d’exposition puis en Centre d’art contemporain, une élue m’entraîne en dehors, par le bras, vers un monsieur trapu assis sur le rebord infinitésimal du muret qui longe le chemin qui s’avance vers le lieu patrimonial. Une aventure s’annonce. Un verre de rosé à la main, René Jacolot-Benestan tourne et lève sa tête vers moi et me sourit. L’entremetteuse fait son travail et s’éclipse. La machine se met en route. Le vieil homme me décline en vingt minutes, avec un accent provençal très prononcé, sa vie, comme il dit. « Quelque chose de difficilement croyable finalement ! ». Il souligne à quel point elle est « curieuse » et pleine d’« antagonismes ». « Curieux ». « Antagonismes ». Ces mots vont guider nos échanges.
J’avais consacré un portrait à René Jacolot-Benestan que j’avais publié en novembre 2014 sur un site dédié à la mémoire du Val d’Issole, intitulé « René Jacolot-Benestan : disputer le savoir », à retrouver dans son intégralité ci-dessous. Les enregistrements sonores de nos entretiens réalisés fin 2014 chez lui à Saint-Anastasie-sur-Issole dans le Var sont conservés aux Archives départementales du Var, dans un ensemble appelé Mémoires orales du Val d’Issole.
Joelle Palmieri
11 novembre 2020
René Jacolot-Benestan : disputer le savoir
René Jacolot-Benestan est né à Sainte-Anastasie le 25 novembre 1930. Soixante-dix ans plus tard, jour pour jour, il retrace par écrit l’histoire du village dans un opuscule de trente pages, intitulé « Si Tasie m’était conté ». Histoire du village. De son village. La sienne. Le « m » a son importance. D’ailleurs, on peut y lire dès la deuxième phrase : « N’ayant rien d’un écrivain, j’ai écrit suivant ma pensée, sans fioritures, même peut-être sans ordre, mais en gardant un peu de cet esprit simple des gens qui n’ont pas d’histoire ».
René se raconte à l’envi, les mains croisées sur les genoux, ne rechigne devant aucun témoignage sur les différents méandres de son existence, mais renonce à écrire qu’il a une histoire. Il ne craint pas la contradiction. Cette application à nier l’histoire de sa vie, à ne pas faire histoire, à ne pas faire d’histoire, l’enveloppe, le structure, le révèle, l’habite. « Je ne m’ennuie jamais ». Cette litote revient régulièrement dans la conversation. Les traits burinés, le visage marqué, brut et imposant, le nez sculptural, vallonné, les cheveux bouclés, lissés en arrière, le corps massif, René s’efforce à démontrer que sa vie est pleine – « on pourrait en faire un film ! » –, bien remplie, simplement. Il insiste. Simplement. Car « Parler de [lui] est délicat ». Alors il préfère raconter ce qui l’a entouré, ce qui s’est manifesté autour de lui. « Garder une honnêteté dans sa vie, c’est mon credo ». Cette honnêteté qui permet la fierté, la reconnaissance des autres. De tous.
Le provençal et la liberté
Se détachement entre vie et histoire lui permet de « prendre du recul », comme René me dira. Il n’a jamais été, n’est pas, et ne sera jamais comme les autres. Il est « particulier ». Pour se qualifier, il parle souvent par la négative. « Je ne suis pas arriéré ». Pour s’en convaincre, il écrit. Un glossaire provençal où se déclinent les définitions tant des noms des légumes que ceux des lieux ou des outils, des métiers, des oiseaux, des olives… Une bible. Il s’emballe à l’évocation de l’ouvrage. On sent qu’il se régale. Son enthousiasme est débordant. Le provençal et ses origines l’animent totalement. Il peut soutenir une thèse sur le sujet. Cette langue le rend « libre ». Dans son expression, comme dans la vie. Il tient une chronique en provençal, traduite en français, dans le Petit journal de Sainte-Anastasie. Il vient de démarrer une autobiographie. Entièrement écrite à la main sur les grandes pages vierges d’un beau cahier. Il prend un plaisir non dissimulé à montrer tous ces manuscrits. L’écriture est dense, serrée, touffue, respectueuse des lignes de la feuille. Il s’applique à l’exercice tous les jours. Non par volonté. Par plaisir. La nuance est cruciale. « Il y a des questions que je me pose ». Le goût et le besoin de comprendre le guident depuis son plus jeune âge. Il cherche la vérité.
Dans une prose naturelle, le vieil homme s’exprime avec largesse. Avec humour également. S’essaie de temps à autres à des blagues, ou jeux de mots, ou encore histoires à tiroirs, de son crû. Il en rit à chaudes larmes. Il aime créer ou relater des péripéties. Il en raffole. Il s’étonne lui-même du point auquel cette affection le traverse. Sa femme n’est jamais très loin et il le souligne volontiers. Le couple se veut solide, complice, indéfectible. Malgré le son puissant de la télévision en fond qu’elle regarde dans la pièce voisine, René est très plaisant à écouter, tout autant qu’à lire. Il faut bien dire que sa vie est un poème.
Une enfance « curieuse »
Son père est d’origine bretonne. Quand René naît, il est capitaine de la coloniale – en maœuvre à Sainte-Anastasie –, « presque noble ». Sa mère est la seule fille du maire dudit village et d’une commerçante. Elle est d’origine « ouvrière paysanne », provençale. René est elevé, et sous l’œil jaloux de sa grand-mère maternelle, par « un Sénégalais ». Un homme au service de son père, une ordonnance, obéissant à ses ordres, ceux de s’occuper du petit. Pendant deux ans, l’enfant va être soigné, nourri, vêtu, couché par « un Noir », qui dort au pied de son lit. Nous n’aurons pas plus de détail. Comme pour tout le reste. La vie est sans doute allée trop vite pour que le détail personnel survive. L’essentiel réside dans les faits. Extérieurs. Dicibles. Le reste est oublié. Forclos. Peut-être aussi cette notion de détail est-elle partie à la trappe de l’accident vasculaire cérébral qu’il a fait en 1989, du coma dans lequel le presque soixantenaire est resté et des seize opérations multiples qui l’ont suivi.
Ses parents ne s’entendent pas. Son père est nommé à Corte en Corse. Y naît son frère de deux ans son cadet. La petite famille revient au pays et le paternel entre à l’arsenal de Toulon, se noie dans l’alcool et se déchire avec sa femme. René a cinq ans. Il n’ira pas en classe. On ne l’inscrit pas à l’école. « Tout le monde s’en foutait ». Les enfants sont placés d’un côté, d’un autre, se retrouvent parfois seuls. De temps à autres, ils vont chez leur grand-mère maternelle. Glantine, de son surnom, tient un bureau de tabac et une épicerie. « J’ai des anecdotes phénoménales ! ». Il rit. Elle y prépare chaque vendredi et avec sa fille, la tante de René, le « tian des marlusses ». Cette bassine où patauge la morue, histoire de se déssaler avant de rejoindre le chaudron de l’aioli. Toutes les deux heures, elle en sort les morceaux de poisson et jette l’eau à l’extérieur de la boutique, sur le pas de porte du commerce. Et le cycle recommence. Les mouches se régalent. Sur le comptoir en marbre noir, se battent trois variétés de fromage recouvertes d’un simple tulle. Sur les étagères, bougies, pétrole, ficelles, légumes secs, se mélangent. Ça pue un peu. Pas de frigidaire pour conserver les aliments. Une lampe à pétrole pour éclairer. René ne traîne pas dans cet endroit, n’aide pas, y compris à faire et défaire les étalages. N’en fait pas son terrain de jeu. Sans doute est-il trop jeune encore. Vole un peu l’épicière en figues et noix. Glantine n’est pas facile. Elle est rude, au point qu’on l’appelle « Pisse-vinaigre ». En servant, elle prise, se mouche sur la manche de sa blouse, et parfois, s’éclipse à l’arrière-boutique pour uriner dans un seau. Il rit à l’évocation de ce manque total d’hygiène. Inconcevable aujourd’hui. Un jour, dans sa caisse, elle trouve un louis d’or. Elle croit s’être faite arnaquer. « C’est curieux », ajoute René avec un grand sourire. Il sous-entend que ces épisodes sont d’un autre âge. Son grand-père, quant à lui, est devenu aveugle, suite à une cataracte non opérée. Il devient à charge comme sa mère et son frère.
L’affection n’est en fait pas au rendez-vous. La tante fait griller le café vert. Au moins, ça sent bon.
Dans la maison des grands-parents, les deux frères partagent le même lit. René se souvient que les draps rêches sont chauffés l’hiver par des « bassinoires » – des chauffe-lits emplis de braise –, et que, dans une pièce nommée « chambro sourno » – chambre noire – se conservent tous les aliments : huile d’olive dans des « fabis » (jarres), pommes de terre, courges, pois chiches, haricots blancs, la spécialité du village. De quoi tenir tout l’hiver.
Une autre pièce a son importance. Celle réservée à l’élevage des vers à soie. Les œufs sont achetés et muris à l’intérieur de petits sachets de semence au choix au creux des seins et entre-jambes, plaqués sur les cuisses, des femmes. « Là où il fait chaud ». Tout d’un coup, René se demande pourquoi on ne demandait pas aux hommes d’en faire autant. Peut-être la réponse se trouve dans leur occupation. Ils travaillent aux champs. L’investigation ne va pas plus loin. Et il se concentre sur les vers. Quand les œufs éclosent, les vers sont déposés pendant six semaines sur des feuilles de murier. Ils gagnent 18 000 fois leur poids de naissance. Puis ils sont entreposés sur des broussailles où ils créent leurs cocons. La vente de ces cocons apporte de quoi arrondir les fins de mois difficiles. Dans le cocon, la chrysalide. Récupérée, le cycle peut se reproduire. René est précis.
Il se souvient et commence à me parler en provençal. Il cite les surnoms des villages. Il s’anime. Il s’amuse. Et raconte. Le conteur tient à me parler du cordonnier, dit « le pégot », à cause de la colle, « pègue » en provençal, qu’il utilise pour réparer les chaussures. Elle pue aussi. Il rit. Car en tant que braconnier, le commerçant sait déjouer la maréchaussée. Il a fabriqué des souliers avec un talon en avant du pied, si bien que ses pas orientent la police, alors montée, dans le sens contraire. L’a-t-il vu ? Rapporte-t-il ? Invente-t-il ? On ne le saura pas. Mais on comprendra que ce clin d’œil à la filouterie permet de mieux cerner le personnage. René est espiègle.
Quand le vieil homme évoque les anecdotes locales et plus généralement son village, il se projette systématiquement dans une époque. Celle de l’avant et après-guerre. « Le Moyen-âge », insiste-t-il. 280 habitants vivant en « autarcie », en cultivant et en braconnant. Sainte-Anastasie en compte aujourd’hui 1 902, après un essor démographique extrêmement récent. Des Italiens sont venus grossir les rangs de la population dans les années 1950. Des « tâcherons », hommes à tout faire. 1950… Impossible de lui faire décrire une représentation contemporaine. Pourtant il vit dans ces paysages transformés, emprunte ses rues aujourd’hui goudronnées. Il y a même fait construire sa maison en 1974, dans le quartier des Aires sur le terrain vendu fictivement par son oncle adoptif. Ces anciennes aires de battage. Chaque famille en avait une. Un lieu plat, sans arbre, en prise au vent, le sol pavé de pierres, qui forment dallage. En été, les gerbes de blé y étaient concassées par des rouleaux trainés par des chevaux. La paille était alors séparée du grain afin d’alimenter les animaux de ferme. Le blé servait à la farine pour la fabrication du pain au four communal. René se régale à m’expliquer par le détail l’histoire de son quartier. Mais il ne s’y situe pas. Ne s’y met pas en scène.
La tragédie, la solitude et la naissance de valeurs solides
Très tôt, son frère et sa mère attrappent la typhoïde. À 11 ans, René perd sa mère âgée de 35 ans, qui n’a pas réussi à se soigner faute de pénicilline. Dans la foulée, son père les abandonne et s’engage volontaire dans un régiment en Allemagne. « Ça m’a démoli ». Il se sent abandonné. Responsable de famille. Il se jure de ne jamais revoir son père. La haine s’installe. Aux obsèques de sa mère, le curé déclame quelques phrases : « cette femme sera mieux là-haut », « le Bon Dieu l’a rappelé à elle », … « Je l’aurais tué ». La réalité est plus crue que ces belles envolées lyriques. Il est seul, avec son petit frère. L’anticléricalisme naît. Il pleure à l’évocation du moment où son oncle, dans le couloir de la maison, lui annonce : « petit, tu n’as plus de maman ». Un moment indescriptible. Il reste quelques minutes sans mots. Et évoque sa propre fin. En premier lieu, il ne veut pas d’épitaphe. « J’aimerais qu’on dise que j’étais un brave type ». 73 ans après, le deuil est difficile et renvoie à l’abandon, à la misère, à la dureté de la vie. René ne veut pas imposer à quiconque la peine qu’il a vécue.
Orphelin, René habite chez un autre oncle maternel à Solliès-Pont. « On ne faisait pas cas de moi ». Autrement dit, il est maltraité. Son oncle le plus proche, voisin, militant de gauche, est poursuivi par les Allemands. Il décide alors de monter au village de Sainte-Anastasie pour des questions de sécurité. Il propose de prendre l’enfant sous sa protection et de l’emmener avec lui. « Il est gentil comme tout ». Il décide de le « garder ». On le met derrière un cheval. René exécute les travaux de la « campagne ». Il laboure les champs, il mange des bouts de pain avec les escargots qu’il trouve dans les murs et qu’il fait cuire sur un feu de fortune. Sans instruction. Seul. Des champs, il voit passer les troupes. Allemandes, italiennes, puis américaines. Il aperçoit les colonnes de prisonniers politiques en direction du camp de rétention du village, improvisé juste au-dessus de la gare. Là, les attend leur transfert « pour Drancy ». Aujourd’hui, il se souvient avec force : clôturé par des fils barbelés et quadrillé par des miradors, cet endroit, interdit de visite aux villageois, est précieusement « gardé par l’armée allemande ». Trois jours après le 17 août 1944, jour de la libération de Sainte-Anastasie par les Américains, le camp sera rasé et pillé. Tout est consigné dans son livre de mémoires. Il en est fier. Fier, même si l’époque lui semble « pénible ».
À 14 ans, il remplace son oncle réquisitionné par la milice mais occupé par les travaux agricoles et plante les asperges de Rommel, ces piquets plantés dans les vignes du village pour empêcher l’atterrissage des planeurs alliés. Un an plus tôt, comme beaucoup d’autres adolescents du coin, il est aussitôt enrôlé par la milice locale, autorisée par la municipalité pétainiste, dans La Jeunesse de France et d’Outre-mer (JFOM), un mouvement de jeunesse collaborationniste, fondé en 1941. « On étaient habillés en bleu, avec la cravate noir, le béret sur le côté, les souliers cirés, on saluait les colonels de la milice, en défilant… ». Pour René, l’équivalence est implacable : « C’était comme la jeunesse hitlérienne, mais on s’en rendaient pas compte ». Il souligne la fierté de l’appartenance à ce groupe et de la participation au défilé. Il sort les mains de ses poches de jean et mets les poings sur la table. Il n’en revient encore pas. Cet épisode qu’il me répète pour la deuxième fois l’a décidément marqué. Sans doute troublé. Paradoxal, pour le moins.
Alors il écrit. Aux jeunes, pour les jeunes. Ses enfants, les enfants du pays. Car il « aime bien rendre service aux gens, ne blesser personne, avoir beaucoup d’humour, respecter tout un chacun ». Ici se résument les valeurs qui structurent son existence.
Les belles années sur la Côte
René fait soudainement défiler l’histoire jusqu’à ses 24 ans. Son oncle a acheté des terres et devient « un propriétaire influent du village ». René se permet soudain un insert pour m’informer qu’il a passé son certificat d’études en candidat libre à la Roquebrussanne, grâce à sa grand-mère. On ne saura pas quand. De plus, il oblitère totalement la façon dont il a appris à lire et écrire. Quand je lui demande, il répond : « par entendre dire ». Il ajoute : « c’était peut-être inné, mais c’était comme ça ». Il insiste sur l’inexistence de son instruction. Il n’ira pas plus loin. Le secret sur son « analphabétisme » restera entier.
À cette époque, il rencontre sa femme, une jeune fille des Alpes-Maritimes, venue faire les vendanges sur le domaine familial. Elle a 17 ans. Ils convolent en noces deux ans plus tard, le jour anniversaire de la mariée. Un peu plus tard, même si son frère est marié depuis peu, il est difficile de faire vivre trois ménages sous le même toit. Le couple quitte alors le village pour Hyères. René est engagé comme ouvrier agricole au domaine viticole de Mauvanne. Il précise « chez Simone Berriau, l’actrice de cinéma, directrice du Théâtre Antoine à Paris ». La voix s’élève à mesure que le sourire s’installe sur ce visage enjoué. Il y rencontre « toutes sortes d’actrices, […] des jeunes starlettes qui venaient… ». Il se plait à citer les noms de quelques-unes d’entre elles ainsi que Bernard Biler, Eddie Constantine, Eddie Barclay… René prend du grade et devient caviste. À 25 ans, la patronne le « prend sous son aile ». C’est l’heure de la pêche, des promenades. Il ne se rend plus à la cave. Il devient oisif. Parallèlement, son épouse, qui « craint la mer », décide de remonter au village. Pour le jeune marié, c’est la grande vie. Le chauffeur l’amène ici et là, sur la Côte d’Azur, au point qu’il ne travaille plus. Il sympathise avec un directeur de théâtre de boulevard et ajoute « je fais presque partie de la Jet’ set ». Au village, rien ne va plus. La plaisanterie passe mal. Il est temps et impératif qu’il rentre au pays. Question de morale. René s’exécute. Renonce à cette vie de rêve. De retour à Sainte-Anastasie, il est « banni ». On se tait à son passage dans la rue. On considère que René a abandonné son épouse et qu’il n’est pas normal de fricoter avec tant de femmes. Son oncle le fait alors entrer à la SNCF en faisant jouer ses relations locales. Des notables.
Les chemins de fer et l’apprentissage de la reconnaissance
On est en 1955. Au centre de chemins de fer de la Seyne-sur-mer, René travaille comme homme d’équipe : s’occuper du charbon, nettoyer les vitres, etc. Il s’ennuie. Il se sent chuter. Il décide de prendre des cours par correspondance. À 25 ans passés, il atteint le niveau du brevet. Puis viendront ceux du bac et de la licence. Il se met résolument à lire et à écrire. Il présente le concours des Chemins de fer. Fier, il exulte : « je sors major chaque fois ». Il répète au cas où je n’aurais pas compris. Il n’en revient pas lui-même. Il passe facteur, facteur aux écritures, puis facteur mixte à Golfe-Juans. Lui et sa femme habitent alors à Vallauris. Pendant huit mois, ils sont « comme des coqs en patte ». Il est ensuite nommé à l’échelon supérieur à Carnoules. Puis, il égrène les postes et grades en une phrase, en prenant soin de préciser à quel point il est « bien placé » : « facteur enregistrant 2eclasse, facteur enregistrant 1reclasse, facteur chef, puis sous-chef de gare, chef de gare militaire, chef de sécurité dans les postes électroniques ». Pendant toute cette période, il remplace des collègues, à Saint-Raphaël en passant par La Ciotat, ou Saint-Cyr. Il a parallèlement gardé contact avec son oncle. Il considère lui devoir quelque chose. Être en dette. Débiteur. D’autant que son oncle et sa femme n’ont pas d’enfants. « Je voulais les secourir en cas de pépin ». René est généreux et se souvient d’où il vient. Il s’arrange donc pour cumuler son travail à la SNCF en gare de Carnoules et la culture des dix hectares familiaux de vignes. Il n’est avare ni de son temps de travail ni du peu qu’il gagne. Dès que l’occasion se présente, il donne aux plus pauvres, aux sans abris, quitte à se trouver dans l’embarras. Les anecdotes sont nombreuses.
Et il continue à étudier. « Je fais un peu de droit », dit-il, histoire de s’occuper. En fait, non. Pas uniquement. Il se rend compte qu’il ne peut hériter. Son oncle, en lui ayant vendu la parcelle sur laquelle il a bâti la maison dans laquelle il habite encore aujourd’hui, l’exclut du reste de la succession. Cette vente est considérée légalement comme une « donation déguisée ». René se met alors en tête de réviser cette copie et d’entreprendre un procès. C’est ainsi que le parent prend le parti de devenir son père adoptif. L’affaire est réglée.
L’oncledécède à 82 ans, la tante à 90, et René devient propriétaire des terres. Il a 70 ans. Là encore, le choc des chronologies ne fait pas peur au narrateur, animé par la revanche sur l’injustice. Quarante passent l’espace de quelques minutes, mais le plus important est dit : la montée en grade de l’« analphabète » et l’accès à la propriété de l’orphelin.
Un savoir méconnu
Depuis l’épisode de Hyères et même s’il a été mal jugé, René répond aux multiples demandes des villageois. À coups de « on me bombarde », il égrène là encore l’ensemble des postes bénévoles qu’il endosse : vice-président et secrétaire de la coopérative vinicole, administrateur de Groupama, mutuelle agricole où il représente le village, secrétaire de la société de chasse, vice-président de l’association des boulistes. Enfin, un copain, membre de l’Institut des sciences occitanes, l’y introduit, en tant qu’expert en provençal. Il parle en effet la langue depuis sa naissance. Il l’a apprise avec ses grands-parents qui ne pratiquaient aucune autre langue chez eux.
De toutes ces distinctions, le militant bénévole établit automatiquement le lien avec le statut social de ses enfants. En 1959, le couple a son premier fils. Le deuxième arrive en 1965. René connaît leurs grades par cœur et les récite au long. L’aîné est aujourd’hui « directeur de la gare de Marseille et des ports, directeur-adjoint au chef de la Région PACA, ingénieur des transports, fonctionnaire supérieur ». Il ajoute : « c’est quelqu’un ». Le cadet est « conducteur principal de TGV ». Il évoque dans sa lancée les titres et diplômes de leurs femmes et enfants respectifs : chirurgie, CNRS, St-Cyr… et conclut : « c’est une lamentation ! ». Incroyable ! Les mots exacts ne viennent pas pour exprimer la fierté. Au contraire, ils la disqualifient. Lamentation. Une grande douleur. Une plainte. Un gémissement. Souffrirait-il d’une telle réussite ? Il revient sur son titre autoproclamé d’« autodidacte » et déclame : « quand je me trouve autour d’une table avec tous ces gens qui sont… ». Il ne se sent pas « diminué », mais quand-même. Et sans doute pour ne pas s’effondrer, il revient sur sa soif de savoir et son affection particulière pour les dictionnaires. Ceux qu’il écrit et ceux des autres. La contradiction continue à faire son chemin. Car par ailleurs il ne tient pas à « être reconnu ». Il nourrit la dénégation : « je ne vais pas dire que je suis envieux… mais j’ai vu des gens qui avaient des situations confortables, convenables, qui étaient arrivés car les circonstances de la vie avaient fait que leurs parents les avaient mis à l’école, etc. [alors] je me suis mis en situation de pouvoir rivaliser avec eux ». La rivalité avec les instruits. Le gouffre de l’éducation. Celui qui le sépare des autres. Non seulement René entend le combler mais construire sa propre colline, son vallon de savoirs.
Et puis, le mélange entre amertume et fierté poursuit son ouvrage. Cette rivalité qui le ronge, le vertèbre. Lui apporte de la « satisfaction ». Il cite à l’appui de cette hypothèse, et parmi un ensemble sans fin de personnes diplômées, l’exemple du précédent président de la coopérative agricole, ingénieur du génie maritime, énarque, qui « ne l’a jamais diminué ». Il ajoute que cet homme l’admirait. Et là encore, il énumère une liste de personnes diplômées, « bien placées », qui trouvent du plaisir à sa compagnie. Comme si l’affaire est anachronique. René parle lui-même de paradoxe.
Un engagement par héritage
« Je suis athée ». Telle est la qualification de son engagement. Toutefois, au cours de la narration et à plusieurs reprises, René me rappelle qu’il est issu d’une famille de « Républicains ». De « Rouges ». Il répète que son grand-père était maire républicain de Sainte-Anastasie au début du XXesiècle. Quand son père adoptif meurt, on l’enterre civilement. René lui passe la « cravate rouge autour du cou » en signe de respect de ses opinions. Quand je lui demanderai de définir précisément le terme « rouge », il hésitera, je soufflerai « du parti communiste ? ». « Non ! pas ici ! », plutôt une « gauche virulente », répondra-t-il du tac au tac. Pour finir je trouverai une définition claire dans sa publication sur Sainte-Anastasie : « les rouges, républicains, anticléricaux, ouvriers souvent et pauvres toujours ». Ces gens sont à opposer, selon René, aux « blancs propriétaires et cléricaux, plus aisés, donc “notables” », ceux qu’il nomme, non sans quelque humour, les « calotins ». Même s’il ne souhaite pas en faire étalage, il parle avec plaisir des bagarres fréquentes entre les deux clans, des problèmes liés à la consanguinité, chacun se reproduisant entre soi, donnant naissance à des enfants anormaux, et des drames à la Roméo et Juliette – l’opposition entre Capulet et Montaigu –, ou plus proches, à la Pagnol, les Soubeyran et Camoin. « Ils n’avaient aucune sympathie pour nous et nous n’avions aucune sympathie pour eux ». Les uns ne pouvant s’unir aux autres, il cite le cas d’un proche qui se marie avec une calotine dans les années 1950. La famille de la mariée n’admet pas l’union mais s’y fait. Ce sera de l’épouse elle-même que René verra arriver l’« antagonisme ». De fait, elle et sa femme ne s’entendent pas. René décide alors de quitter le village et de partir avec son épouse à Hyères. De cet épisode, il gardera son ancrage fort « à gauche » et son mépris complaisant des calotins.
Particulier, autodidacte, direct
La narration de la vie de René s’arrêtera avec cette histoire de mariage. Il n’aime ni les chronologies, ni les détails personnels. Il s’intéresse à quelques moments-clés de son parcours. Des repères. Les béquilles de sa mémoire. Il m’avait prévenue en une phrase en préambule du premier entretien. « Avant de commencer, j’ai trois choses à vous dire. La première c’est que je suis provençal jusqu’au bout des ongles et je suis breton. Alors là, il y a déjà quelque chose de particulier. La deuxième c’est que je suis autodidacte. Au départ. Et la troisième c’est que j’ai fait à l’âge de 59 ans un AVC, je suis sorti aveugle, je ne connaissais plus ma femme, mes amis, mes enfants, je ne savais plus qui j’étais, ça a duré un an, ça s’est arrangé et à partir de là, il m’est venu une mémoire phénoménale. À un point si incroyable que je le transcris, voilà ». René aime vraiment se résumer, simplifier les « phénomènes » qui ont ponctué sa vie et ont crée l’être « antagoniste » qu’il est. Son combat avec lui-même reste sans fin.
Pour en savoir plus
Simone Berriau
Née en juillet 1896 dans le Calvados, Simone Berriau est une chanteuse-actrice renommée du début du XXesiècle. Elle doit son nom au colonel Henri Berriau, bras droit du maréchal Lyautey et créateur du service des Affaires indigènes et des renseignements dont elle devient la très jeune épouse. Au Maroc où elle a connu son mari, elle donne naissance à sa fille Henriette. Elle quitte aussitôt ce pays pour retourner en France. Grâce à la famille Lyautey, elle fait la connaissance de Rose Caron, chanteuse et grande amie de Georges Clemenceau. Rose, découvrant la qualité de sa voix de soprano, lui donne les leçons de chant nécessaires à son entrée à l’Opéra-Comique. Après avoir débuté le 12 juillet 1923 sous le nom de « Simone Berry » dans Carmende Georges Bizet, elle y interprète plusieurs opéras. En 1934, Simone Berriau achète le domaine viticole de Mauvanne à Hyères, où elle reçoit de nombreuses personnalités, hommes d’État comme le pacha de Marrakech Thami El Glaoui, ou artistes comme Charlie Chaplin, Louis Jouvet, Colette et Cécile Sorel.
En 1935, elle abandonne le chant et se lance dans le cinéma. Elle tourne une quinzaine de films avec les réalisateurs du moment, dont Max Ophüls qui lui offre ses deux meilleurs rôles dans Divine (1935) et La Tendre Ennemie(1936). Elle fonde parallèlement une maison de production, dont Pierre Lazareff est le directeur général.
À partir de 1943, elle prend la direction du théâtre Antoineà Paris. Elle y crée la quasi-totalité de l’œuvre dramatique de Jean-Paul Sartre. Elle produit aussi des pièces d’Albert Camus, Luigi Pirandello, Jean Cocteau, Harold Pinter, Arthur Miller, et donne leur chance à de jeunes metteurs en scène comme Peter Brook, qui signe son premier spectacle en France en 1956 avec La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams. Dans les années 1960, elle ouvre aussi le répertoire au théâtre de boulevard avec Marcel Achard, André Roussin, Robert Lamoureux ou encore Françoise Dorin, genre dans lequel triomphent Jacqueline Maillan, Jean Le Poulain ou encore Maria Pacôme.
Elle meurt le 26 février 1984 dans son théâtre, la veille de la générale du spectacle Nos premiers adieuxde et avec Roger Pierre et Jean-Marc Thibault.
Voir à ce propos :
Simone Berriau, Simone est comme ça, autobiographie, éditions Robert Laffont, 1973.
Stéphane Wolff, Un demi-siècle d’Opéra-Comique (1900-1950), éd. André Bonne, Paris, 1953.
Christian Destrumeau et Jean Moncelon, Louis Massignon, le cheikh admirable, éd. du Capucin, 2005.
JFOM
La Jeunesse de France et d’Outre-mer(JFOM) est un mouvement de jeunesse collaborationniste créé, en zone libre, en janvier 1941 pour « encadrer, embrigader et endoctriner » les jeunes garçons âgés de 14 à 21 ans. Placé sous la tutelle du Secrétariat général à la jeunesse (SGJ) du gouvernement de Vichy, l’ambition est de « refaire » la jeunesse de la France, afin de « créer un ordre nouveau ». Particulièrement implanté au départ dans les Alpes-Maritimes, son premier congrès a lieu à Nice, du 25 au 27 octobre 1941. Henri Pugibet, puis Jean-Marcel Renault, en prennent la direction. L’emblème de l’organisation est l’alouette, son organe de presse Franc-Jeu, imprimé à Vichy. Cette publication est particulièrement marquée par un antisémitisme virulent.
Voir à ce propos : Pierre-André Taguieff, Grégoire Kauffmann, Mickaël Lenoire, L’Antisémitisme de plume – 1940-1944 – études et documents, Paris, 1999, Berg International Editeurs, p. 66
Les asperges de Rommel
Les asperges de Rommel, Rommelspargel en allemand, se présentaient comme des pics de bois de 4 à 5 mètres. Ils étaient plantés dans les champs et autres terrains plats en arrière du littoral français, belge et néerlandais de la Manche et de la mer du Nord, pour prévenir l’atterrissage des planeurs lors du débarquement allié. Conçus par le maréchal Rommel en tant qu’obstacle d’atterrissage (Luftlandehindernis) et également connus sous le nom de Holzpfähle(pieux en bois), ces bâtons réunis par des barbelés furent érigés au début de 1944 pour renforcer la défense allemande. Leur effet fut négligeable.
Le camp de Sainte-Anastasie
Le camp de rétention de Sainte-Anastasie a été ouvert par l’armée italienne d’occupation. Il était gardé par les carabiniers, sous contrôle de l’Organizzazione per la Vigilanza e la Repressione dell’Antifascismo (OVRA), police fasciste italienne. Il est resté officiellement ouvert de juin à juillet 1943 et a essentiellement joué un rôle de camp de transit vers les prisons de Nice et d’Italie. Y sont en particulier passés des résistants hyérois arrêtés début juin, les pêcheurs (communistes) des Salins d’Hyères en juillet, les opposants arrêtés le 14 juillet. Le témoignage d’un interné à un individu, tiré d’un rapport de police, évoque les conditions de détention dans le camp : « Il ne se plaint pas du régime intérieur auquel il était soumis avec ses compagnons de camp. Les italiens les laissaient deux heures par jour dehors. Le reste du temps ils étaient enfermés et n’avaient pour toutes ressources, que de jouer des heures entières aux cartes, à écrire ou à discuter. Les italiens étaient très corrects avec eux. Le ravitaillement était très mauvais et les rations minimes : 200 grammes de pain par jour, un morceau de fromage à midi et un morceau de viande une fois par semaine » (A.D. Var : 1W70, rapport divisionnaire municipal de Police à la préfecture du Var, 29/07/1943).
Voir à ce propos :
Volpi Emmanuel, 2007, L’occupation italienne dans le département du Var octobre 1942 – septembre 1943, Mémoire de Master II d’histoire, Université de Nice-Sophia Antipolis, 147 p.
Guillon Jean-Marie, 1989, La Résistance dans le Var, Essai d’histoire politique, Mémoire de doctorat d’histoire, Université Aix-Marseille I (Université de Provence), http://www.var39-45.fr/theseJMG/presentation/avant-propos/index.php
Une réflexion au sujet de « René Jacolot-Benestan : mémoire vivante de l’Issole »