Fibromyalgie: quand l’histoire essentialiste de la douleur révèle l’agnotologie de genre de la médecine

Fonds Marguerite Durand – DR
Carte postale pendant la Ire Guerre mondiale

La fibromyalgie, maladie chronique invalidante et méconnue, touche très majoritairement des femmes. En France, sa prise en charge est mauvaise et s’explique par une histoire du soin de la douleur emprunte d’une culture doloriste et d’une biologie ciblée qui néglige les symptômes nombreux de la maladie. Cette culture se double d’une négligence des rôles différenciés de sexe si bien que la forte prévalence féminine n’est expliquée que par les aspects physiologiques ou psychosociaux. La médecine, qui prend ses racines dans une vision essentialiste des sexes, réduit les femmes à leurs fonctions reproductives et les considère facilement affabulatrices. Les soins proposés aux patientes relèvent du sport-santé qui est basé sur la division sexuelle. On assiste ainsi à une forme d’agnotologie de genre de la médecine dont la stratégie consiste à invisibiliser les savoirs des patientes, voulues ignorantes. Après avoir présenté les fondements de ces croyances et pratiques, cet article explore les rapports de domination qui structure la relation médecin·es/patientes.

Cet article s’inspire d’un travail plus large sur mon vécu de la maladie qui mêle autopathographie et contexte où ce récit se produit. « La douleur impensée – Autopsie féministe de la fibromyalgie : une “maladie de femmes” ».

La fibromyalgie est une maladie chronique très répandue et peu reconnue. En France, elle est considérée comme une « forme de douleur chronique diffuse qui est définie comme un syndrome fait de symptômes chroniques » (INSERM 2020). Ces multi-symptômes se caractérisent par des déficiences physiologiques (douleurs diffuses sur tout le corps, fatigue, perte de mobilité, troubles du sommeil, nausées, maux de ventre…), psychologiques (troubles de la mémoire, du comportement et de la concentration…), émotionnelles (peur, colère, tristesse…), toutes imbriquées dans un contexte social spécifique (Berquin et Grisart 2016).

Elle touche très majoritairement des femmes (CETD Marseille 2007)[1], qui en raison de la précarisation du domaine de la santé, sont davantage impactées (Bousquet, Couraud, Lazimi, et Collet 2017). Parce que la pathologie n’est pas reconnue par l’assurance maladie en tant qu’affection de longue durée (ALD), les malades continuent à être écartées des soins qui leur seraient adaptés et connaissent une toxicité financière[2] qui aggrave leurs symptômes. Les personnels des unités de la douleur des hôpitaux prescrivent des activités physiques adaptées (Ranque Garnier, Zerdab, Laurin et Donnet 2017), et les patientes essaient les soins de médecines « complémentaires », tout ceci est coûteux, non remboursé, difficile d’accès.

En France, les savoirs sur cette pathologie sont réduits et concentrés dans le domaine médical, au point que les différences de prévalence de la maladie entre femmes et hommes sont le plus souvent expliquées par leur aspect physiologique (hormones, chromosomes, …) (Sereni 2002) ou psychosocial (stress, charge mentale…) (Klimekova, Costalat-Founeau et Giniès 2002). Sa prise en charge et son évaluation sont sous-estimées. Elles se calquent sur celles de la douleur, structurée par une culture catholique, une biologie ciblée, un mépris du corps médical (Verdo 2020), et de fortes différenciations de genre. L’algologie (traitement de la douleur) s’en trouve méconnue par les professionnel·les, souvent considérée comme une « sous-médecine » à l’ombre ou au mieux en creux de la rhumatologie, de la neurologie…

La recherche médicale sur la fibromyalgie manque de moyens (humains et financiers), oblitère les savoirs acquis par les malades si bien qu’on observe une forme spécifique d’agnotologie (Girel 2013 ; Proctor 1995). Une ignorance est délibérément construite qui repose sur des « préjugés » (Le Naour et Valenti, 2001) perpétués par les médecin·es selon lesquels les femmes, animées par leurs « humeurs » changeantes ou par des formes d’« hystérie » (Nacu et Benamouzig 2010), se plaignent sans raison, s’inventent des maladies, imaginent des douleurs. La majorité des professionnels et responsables de santé, femmes et hommes, continuent à placer les patientes au rang de victimes ayant besoin d’encadrement alors qu’elles devraient être considérées comme des personnes expertes d’un domaine médical précis.

Pour caractériser cette agnotologie de genre, cette contribution propose de qualifier les relations entre médecin·es et « fibromyalgiques » du point de vue des rapports de domination qu’elles renforcent. Pour les analyser, je me place depuis une position particulière, celle d’être moi-même, comme des millions d’autres femmes, atteinte par cette maladie[3]. Je fais le choix de focaliser mes analyses sur les expériences d’un public, les femmes malades, au détriment des hommes malades, des professionnel·es de la médecine et des associations de malades. J’entends ainsi rendre compte des impacts des politiques et pratiques sanitaires sur une population majoritaire et pourtant invisibilisée. Je souhaite mettre en exergue ce qui est exclu plutôt que d’emblée et banalement inclus par les rhétoriques naturalisantes (Guillaumin 1992) ou essentialistes (Collin 1989) développées dans le secteur de la santé. Politologue, spécialiste de la colonialité numérique, je souhaite prendre en compte l’imbrication et l’historicisation des rapports sociaux (classe, race, genre) d’une part et la dénaturalisation des sujets politiques d’autre part pour révéler les formes de domination (Dorlin 2005) dans les relations entre patientes et praticien.nes.

La posture que j’adopte s’appuie sur deux champs d’études : les études subalternes et les études féministes. Les premières montrent l’importance pour des femmes de la périphérie de parler en leur nom, afin de valoriser une vision politique qui privilégie la visibilité, l’expression, la mise en lumière des marginalisés et de leurs savoirs par eux-mêmes plutôt que d’accepter une rhétorique dominante développant un discours sur l’aide, le sou­tien, l’appui, la libération, l’émancipation par le centre, des démunis, des marginalisés, des pauvres, des discriminés, des femmes… (Spivak1988). Les secondes montrent quant à elles que l’universalisme abstrait empêche que les droits universels soient concrètement effectifs (Delphy 2010) et elles révèlent l’ignorance de genre de nombreux scientifiques trop emprunts de cet universalisme et peu enclins à catégoriser les acteurs concernés, ici par la santé.

Après avoir décrit la maladie et sa mauvaise prise en charge, je présenterai trois dimensions distinctes qui, selon moi, se conjuguent pour nourrir la création d’une ignorance de genre particulière. Je montrerai en quoi, la première de ces dimensions, l’essentialisme, déforme la compréhension par les médecin·es de la douleur qui différencient banalement les sexes selon l’« essence » féminine ou masculine, la biologie ou la physiologie (Le Naour et Valenti, 2001). J’expliquerai ensuite pourquoi la deuxième dimension, la conception des soins proposés alliant sport et santé, alimente la structuration des rôles des hommes et des femmes selon la division masculinité (puissance dans l’espace public)/féminité (service dans l’espace privé) (McKay et Laberge 2006). J’insisterai sur la troisième de ces dimensions, la domination produite par le système de santé et relayée par les professionnel·les, qui est source de violences internes et externes, qui individualise la prise en charge et qui enferme les patientes dans un état d’individues « non savantes » (Vuille 2006) n’ayant par voie de conséquence aucun pouvoir (au sens potentiel) sur la maladie. Enfin, j’identifierai des expériences inspirantes qui ont le mérite d’aspirer à l’émancipation des malades (domaines du cancer, du sida) sans pour autant développer des analyses et des pratiques intégrant les différenciations de genre.

Une maladie chronique sous-estimée

La fibromyalgie est diagnostiquée en France chez environ 2,6 millions personnes, dont plus de 2,34 millions sont des femmes. Ces chiffres sont le résultat du rapport des pourcentages des personnes atteintes de fibromyalgie à la population globale : d’un à quatre pour cent de la population française, dans « la majorité des cas (plus de 80%) des femmes entre 30 et 50 ans, mais l’homme, l’enfant et l’adolescent peuvent également être touchés » (CETD Marseille 2007) et, selon des estimations plus récentes, 90% de femmes (Nacu et Benamouzig 2010). Du seul point de vue quantitatif, la fibromyalgie est une maladie chronique qui concerne très majoritairement les femmes.

Au niveau national et toutes pathologies confondues, les femmes sont un peu plus touchées que les hommes par les maladies chroniques reconnues par l’assurance maladie en affections de longue durée : 51,58% (Assurance maladie 2018). Les pathologies dont les taux élevés de prévalence féminine se rapprochent de la fibromyalgie sont la « maladie d’Alzheimer et autres démences » (72,16%), la « polyarthrite rhumatoïde évolutive » (74,83%), les « vascularites, lupus érythémateux systémique, sclérodermie systémique » (78,83%) et la « scoliose idiopathique structurale évolutive (dont l’angle est égal ou supérieur à 25 degrés) jusqu’à maturation rachidienne » (81,66%) (ibid.). Parce qu’elle arrive en tête des maladies chroniques touchant spécifiquement des femmes, tout en n’étant pas reconnue en ALD par l’assurance maladie, la fibromyalgie apporte un éclairage particulier à ces hauts taux de prévalence féminine, alors qu’ils sont le plus souvent occultés par le corps médical, par les administrateur·trices de santé et plus généralement par la population. Il existe très peu d’études sur l’éventuelle prise en charge différenciée selon le sexe des personnes atteintes de fibromyalgie et encore moins sur son évaluation[4]. La nette différence de prévalence entre femmes et hommes est parfois abordée et expliquée mais le plus souvent par ses aspects physiologique (Sereni 2002) ou « psychosocial » (Klimekova, Costalat-Founeau et Giniès 2002).

Pour comprendre cet angle mort, il est tout d’abord nécessaire de s’intéresser à la représentation de la douleur, entendue comme le « symptôme-clé » de la maladie par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) (INSERM 2020). Dans le monde, parce que la douleur est reconnue comme dépendant d’interprétations « culturelles » (Lévy 2013), éducatives, morales ou religieuses (Verdo 2020), les personnes qui en souffrent peuvent par exemple s’en extraire pour éviter la honte sociale (Afrique) ou au contraire la manifester en tant que « don » (Amérique du Sud) (Grandsard 2000).Dans les pays anglo-saxons, la douleur est considérée comme handicapante dans la production de biens et donc à combattre par tous les moyens (Fleury 2013). En France, où le catholicisme semble prévaloir – ce qui inclut la valorisation, voire la glorification de la douleur –, sa prise en charge est « très en deçà des besoins » (Verdo op.cit.). Très récemment, identifiée par des médecin·es comme un « véritable enjeu de santé publique, critère de qualité et d’évolution d’un système de santé [pouvant amener à] une augmentation de l’espérance de vie parfois sans maladie » (Serrie, Mourman, Treillet, Maire et Maillard 2014) ou ayant un « impact professionnel […] considérable, avec des déterminants socio-économiques importants » (Laroche, Guérin, Azoulay, Coste et Perrot 2019), la douleur commence à être mieux soignée (Gahagnon et Winckler 2019). En somme, les changements de politiques suivent les engagements anglo-saxons qui consistent à réduire les impacts négatifs de la douleur sur l’économie. La mise en route est longue. Au sein des établissements médicaux, elle se résume le plus souvent à un formulaire, transmis aux malades (toutes pathologies confondues) qui sont invité·es, s’il·elles le souhaitent, à le renseigner. Le ou la patient·e, qui sort de soins en chirurgie, radiothérapie, ou chimiothérapie, n’est toutefois pas informé·e des suites données à ces enquêtes, qui pourraient être une ressource précieuse dans l’évaluation de la douleur et dans sa gestion.

Ensuite, cette spécificité française qui consiste à placer la douleur en tête des symptômes de la fibromyalgie, illustre la différence des interprétations de la biologie selon les pays. Aux États-Unis par exemple, l’ensemble des symptômes de la maladie a tout d’abord été regroupé sous le terme de syndrome de fatigue chronique (SFC) puis de maladie d’intolérance systémique de l’effort (« systemic exertion intolerance disease – SEID ») afin de caractériser leur hybridité et d’adapter les soins multiples à associer (Lowy 2021). En France, les interventions médicales se veulent « ciblées » (ibid.), ce qui rejette les autres symptômes – ce qui n’est pas ciblé par un traitement ou une opération – à la périphérie (et en particulier au « tout » psychologique – « c’est dans votre tête » – et se répercute sur la compréhension de la maladie.

La majorité des interlocuteur·trices médicaux·les des patientes ne connaît pas bien la fibromyalgie, ne la reconnaît pas comme maladie handicapante et ne sait pas la définir (Lafargue 2017). Selon Déborah Lafargue, les médecins généralistes, femmes et hommes, associent facilement les symptômes décrits par les patientes à « un syndrome anxiogène généralisé, [ou] à une dépression » ou décrivent la fibromyalgie comme « un “fourre-tout”, rassemblant toutes les pathologies non étiquetées ». Certains interrogent une « croyance » infondée d’une partie de leurs confrères : « c’est un truc inventé par les médias ou par les laboratoires pour faire croire à des maladies qui n’existent pas. […] j’y crois pas. Puisque c’est une question de croyance ça […]. Bon voilà̀, c’est vraiment pas prouvé » (ibid.). Les patientes sont alors orientées vers des spécialistes (médecin·es internistes, neurologues, rhumatologues). Bien que la population médicale se soit peu à peu féminisée[5], la plupart de ces professionnels de la santé sont encore des hommes[6]. En outre, l’algologie est méconnue et mise à l’écart par la majorité des médecin·es. En témoigne notamment une de nos consultations de contrôle à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Var en mai 2019 lors de laquelle le médecin examinateur m’a demandé ce que l’algologue était vraiment : « rhumatologue ? autre ? ».

Des clichés et stéréotypes de genre anciens

Pour expliquer cette « ignorance », que l’on peut qualifier au premier abord comme étant « ce que ces médecin·es ne connaissent pas encore », j’ai souhaité dépasser les explications « géographiques » (catholicisme, conception de la biologie, hiérarchie des spécialités) et j’ai axé mes recherches sur les manifestations sexistes des médecin·es et plus précisément sur les stéréotypes entretenus par la profession. Au-delà des fresques pour le moins pornographiques sur les murs des facultés de médecine (Hottin 2016), des bizutages très sexualisés des étudiantes, j’ai orienté mes investigations vers les mythes véhiculés par ce corps de métier. La majorité des médecins (dont les femmes) reproduit un imaginaire hérité des vieilles théories de l’Antiquité (Le Naour et Valenti, 2001) : l’exercice de la profession est basé sur une interprétation des « humeurs » des femmes qui leur seraient propres et qui auraient des incidences sur leur comportement et leur « fonction ». La plupart d’entre eux s’opposent rarement aux « préjugés » et aux « superstitions » transmises par les croyances populaires (ibid.), selon lesquels les femmes sont perçues comme ayant davantage tendance à gémir, à râler, animées par des « humeurs » changeantes et des « fibres » irritables (Peter 1976).

De nombreux exemples à travers l’Histoire illustrent ce croisement entre médecine et interprétations communes. Agnès Fine évoque un « trouble », identifié au XIXe siècle, qui serait dû à l’arrêt des règles et aurait des contrecoups dans la vie quotidienne, comme l’incapacité à travailler ou à se marier. À propos des cycles : « C’est une maladie hémorragique qui expliquerait son célibat et le fait qu’elle dut rester dans la maison paternelle à coudre et cuisiner toute sa vie durant » (Fine 1986). Ciblant la même époque, Véronique Moulinié s’intéresse aux actes chirurgicaux qui seraient décidés en fonction de l’âge et du sexe, à cause des « problèmes de circulation » du sang (Moulinié 1998). Elle explique en quoi les chirurgiens reprennent à leur compte des expressions telles que « le retour d’âge », « la totale », « les bouffées de belle-mère »… ou encore le rôle des saisons, des « mouvements de la sève ». Elle conclut que les humeurs des femmes viennent perturber, selon les médecin·es, une « physiologie harmonieuse » et que, pour justifier ce postulat et rétablir une « santé essentielle », « le sens des chirurgies contemporaines déborde de toute part le bloc opératoire » (ibid.). Yvonne Verdier inventorie des métiers où le corps des femmes est décortiqué en gestes ou postures et est à l’origine d’un ensemble de représentations et d’actions qui seraient exclusivement féminines. Elle cite le cas des femmes en Bourgogne qui, encore dans les années 1970, sont interdites au « saloir » car les menstrues « putréfient le lard » (Verdier 1979), ce qui, par équivalence, demande que l’acte médical, comme toute autre opération, s’adapte aux « périodes ».

En s’intéressant à l’hystérie et aux interrogations qu’elle suscite chez les médecin·es, Jean-Pierre Peter retient que les femmes, « instruments d’exploration sans pareils » constituent « des ouvertures mystérieuses, fascinantes, mais commodes (comme homme et comme médecin, on peut doublement disposer d’elles) sur le dedans de la vie ». Là aussi leurs humeurs « froides et humides » sont mises en avant pour expliquer scientifiquement « les caractères antagonistes de sensibilité et d’irritabilité de leurs fibres, leur fragilité consécutive, mais susceptible de s’inverser à telle occasion en déchaînement de force furieuse » (Peter op. cit.).

Les femmes seraient plus susceptibles d’interpréter à peu près n’importe quel obstacle comme une « maladie », forcément imaginaire, plus émotives, plus nerveuses, plus irritables, plus sujettes au stress, se muant en « affabulatrices », s’inventant des maladies, voire devenant « folles » ou « hystériques » (Nacu et Benamouzig 2010). Selon la même logique, elles vivent des douleurs jugées normales, comme celles des règles ou de l’accouchement (Mouysset 2013). Accolée aux principes d’éducation selon lesquels les femmes doivent être « agréables, plaisantes, ne pas contester ouvertement l’autorité masculine », cette dialectique affermit, selon Sylvie Mouysset, « l’autorité médicale auprès de certaines patientes sous la forme d’une acceptation du diagnostic, du refoulement de l’expérience propre, ou d’autocensure sur les plaintes » (ibid.). Leurs symptômes en sont minimisés.

Finalement, la médecine différencie banalement les sexes selon l’« essence » féminine ou masculine, la biologie ou la physiologie (ce qui est inné et immuable), ce qui les abstrait du contexte social, de l’éducation, de la culture, de l’histoire, … (ce qui est acquis et transformable). Cette « culture » renvoie à l’appropriation du corps des femmes en tant que seul outil de reproduction sexuelle (Tabet 1998). Elle respecte les préceptes de l’essentialisme (Collin 1989), philosophie pour laquelle le « dépassement de la domination » entend s’appuyer sur la différence des sexes, pour mettre en avant « l’apport du féminin propre aux femmes » (Collin 1991). Les inégalités et la hiérarchisation des pathologies sont par voie de conséquence consolidées.

Ramené à la fibromyalgie, cet essentialisme entretient un « flou » hérité d’une philosophie ancienne de la douleur qui rejette le corps souffrant car défini comme une prison ou un tombeau (Fleury 2013). Il y aurait ainsi de la part des médecin·es un certain « confort » à considérer les fibromyalgiques comme des « falsificatrices », des « râleuses », ce qui serait propre à leur « nature », et leurs confrères (femmes et hommes) qui les soignent comme des « sous-médecins ». La négligence de la maladie, associée à celle de la douleur, par l’assurance maladie et par les professionnel·les de santé, est exemplaire au sens où elle illustre différentes dominations, dont celle de genre, entre soignant·es et patientes mais aussi entre soignant·es. Un des résultats de l’ignorance produite par ces dominations, que l’on peut désormais qualifier de délibérée, est que seules les unités de la douleur, en fait peu connues par les malades, prennent en charge la pathologie en tant que maladie chronique. Les personnels de ces centres de traitement et d’évaluation de la douleur (CETD), pour la plupart très engagés sur cette question, accueillent les fibromyalgiques précarisées et en bout de course médicale.

Le sport et la santé, une double domination de genre

Les algologues, qui interviennent dans les CETD, après avoir priorisé la baisse de consommation médicamenteuse, prescrivent des activités physiques adaptées (APA), en tant que meilleure voie de rémission (Ranque Garnier, Zerdab, Laurin et Donnet 2017) et telles que recommandées depuis 2010 par la Haute autorité de santé (HAS 2018). Ces pistes sérieuses de traitement connaissent, par leur institutionnalisation, des biais de genre.

La prescription d’APA, autorisée par une loi récente de 2016[7], réservée aux personnes en ALD, ne donne pas lieu à remboursement. On constate alors d’une part un détournement de la loi puisque la fibromyalgie n’est pas reconnue en ALD[8]. D’autre part, la prescription d’APA nourrit un paradoxe : la toxicité financière des patientes peut être confortée car la prise en charge financière dépend de financements locaux – la plupart du temps, les régions ou les départements – et non du ministère de la Santé. L’accès à ces APA est ainsi à l’origine de fortes inégalités territoriales et les patientes se débattent avec ce qui leur est localement proposé. Certaines APA sont dispensées en hôpital. Il est généralement obligatoire d’habiter dans le même département pour en bénéficier et pour être intégrée dans le groupe ciblé. Il faut ensuite pouvoir s’y rendre : les patientes se confrontent à l’absence de transports en commun, y compris à l’intérieur d’un même département et à la fatigue engendrée par les solutions personnelles qu’elles mettent en œuvre, ce qui annule les effets bénéfiques de ces activités. En dehors de l’hôpital, ce même parcours de la combattante est à effectuer et une fois achevé, il n’est pas gagné que les activités proposées correspondent à la pathologie concernée.

Les APA s’opèrent en groupe, le plus souvent dans des salles de fortune – des bâtiments de chantier, des lieux associatifs, des annexes d’établissements hospitaliers –, et l’enseignant·e-praticien·ne qui les dispense opte généralement pour le plus grand dénominateur commun de l’ensemble très hétérogène des malades à prendre en charge. J’ai de cette façon participé à des séances de cardio-training, car la majorité de mes co-malades étaient diabétiques. Le soulagement de mes souffrances musculaires, tendineuses, articulaires ne pouvait être ciblé. En outre, il n’est pas rare que la personne qui anime ces sessions n’ait pas pris connaissance des dossiers renseignés par les patientes, alors qu’ils leur ont été adressés par l’administration. Cette personne, titulaire d’une certification lui donnant droit de dispenser des APA, est le plus souvent mandatée par une fédération ou un club de sport. Elle n’a pas de connaissance médicale particulière hormis l’attention à apporter aux patient·es de maladie chronique. Son activité est davantage orientée vers les stimuli musculaires ou le mouvement tonique plutôt que vers la conscience du mouvement, la respiration, le toucher qui permettent de débloquer les raideurs…

Plus généralement, les APA dépendent de moyens financiers, en formation ou techniques faibles, de décisions politiques régionales ou départementales arbitraires, d’effectifs réduits. En outre, ces activités ne peuvent être dispensées que par quelques secteurs professionnels listés dans la loi : sport, kinésithérapie, ergothérapie, psychomotricité. Pour toutes ces raisons, des pans entiers de la population en sont écartés : la très grande majorité des patientes ne sont pas informées de leur existence, ne sont pas ou mal sensibilisées à leur intérêt dans la prise en charge de la maladie et ne sont en rien consultées dans leur mise en place.

Les kinésithérapeutes, ergothérapeutes, psychomotricien·nes, de leur côté, peu avisé·es des termes de l’application de la loi et le plus souvent débordé·es, ne prennent pas le temps nécessaire aux démarches administratives pour être rémunéré·es. Développer leur clientèle par ce biais leur semble vain. Le dispositif est ainsi largement capté par le milieu sportif qui l’a détourné pour mieux s’emparer des fonds alloués et pour transformer l’idée initiale de lutte contre la sédentarité des malades vers la promotion du « sport-santé ».

À ce titre, les APA s’appuient elles aussi sur un essentialisme structurel : ce tiret qui associe sport et santé entérine la négligence avec laquelle les professionnel·les considèrent les deux domaines quand il s’agit de patientes. Il formalise une conception archaïque, normée et utilitaire, des sports en tant que moyens de garantir la santé des sociétés industrielles, les hommes étant destinés à affermir leur puissance et les femmes à assurer la « bonne santé » des travailleurs ainsi que celle de « leurs enfants » (Detellier 2009). Élise Detellier précise le cas du Québec, pays dans lequel « alors que les hommes sont, pour les médecins et l’Église, encouragés à̀ exercer des sports en vue d’incarner le citoyen idéal d’une nation puissante, les femmes le sont en vue de donner naissance à̀ des enfants qui auront la capacité de le devenir » (ibid.). Dans les deux domaines, la santé et le sport, les femmes demeurent socialement différenciées des hommes.

Le domaine de la santé tolère des différences de sexe chez les patient·es mais aussi au sein de la profession (Vuille 2006). Marilène Vuille confirme la hiérarchie entre femmes et hommes : dans « une série de professions, de métiers, d’activités (aux formations, aux revenus et aux prestiges fort divers) », les deux sexes n’occupent pas la même position, le masculin restant dominant, et les différences de traitement des femmes malades dépassent « les seuls domaines de la reproduction et de la sexualité, où l’on a tendance à les cantonner » (ibid.). Nicole Edelman, quant à elle, questionne « les pratiques et les savoirs médicaux pour découvrir dans quelles mesures et de quelles manières, […] ils ont (ou non) participé à l’élaboration de normes biologiques, éthiques ou politiques qui ont validé des hiérarchies entre les sexes » (Edelman et Rochefort 2013). Elle conclut que le normage désavantage sérieusement les femmes.

Le domaine du sport est discriminant au titre que les femmes y sont peu présentes ou représentées et les hommes surinvestis ou sublimés. Il a longtemps été et reste majoritairement masculin. Catherine Louveau déplore l’absence de « considération des appartenances de sexe » dans l’histoire du sport qui est « en réalité celle des hommes et du masculin. Les femmes y sont doublement moins repérées/repérables que cette histoire, […] est faite par des hommes jusqu’à ces dernières années » (Louveau 2006). Jim McKay rappelle qu’il existe un « lien profond et durable entre les hommes, les masculinités et le sport » (McKay et Laberge 2006). Ce lien se traduit dans les pratiques et dans la « délimitation et l’élaboration des idéologies de la suprématie masculine » (ibid.). Cette domination a notamment pour résultat « qu’il y a presque deux fois plus d’épreuves pour les hommes que pour les femmes aux Jeux olympiques et que certaines nations, membres du Comité international olympique(CIO), interdisent aux femmes de participer aux Jeux » (ibid.). De plus, il est usuellement demandé aux hommes de démontrer force et agressivité (football, rugby, haltérophilie, boxe, marathon…), alors que les femmes sont jugées sur leur « grâce et élégance » (gymnastique artistique et sportive, natation synchronisée, …) (Mennesson 2005). Les deux types de comportements requis sont encore peu interchangeables si bien qu’il est difficile pour une fille d’être promue au sein d’une fédération de football et tout autant pour un garçon de l’être en danse, ces stéréotypes valant aussi entre eux (filles et garçons).

Dans les deux domaines, santé et sport, les hommes sont voulus virils, plus forts, plus actifs, plus courageux, plus engagés, plus performants, plus… Les femmes y sont discriminées, parfois illégitimes ou invisibles, tant comme professionnelles que comme bénéficiaires. Les deux axes de discrimination étant historiquement réunis au sein de la dispense des APA, les fibromyalgiques qui les pratiquent subissent par défaut les effets de la division sexuelle entretenue de façon conjuguée dans la santé et dans le sport.

Le cadre des prescriptions d’APA reflète ainsi une évolution du système de santé qui non seulement entérine l’essentialisme entretenu par les différents corps de métier mobilisés dans le soin mais consolide la domination de genre. Il s’inscrit dans un arsenal juridique et administratif qui favorise la libéralisation et l’individualisation de l’accès au soin.

Un système de domination stérile en savoirs

Des violences entre patientes et système soignant, et entre professionnel·les de santé

Dans la hiérarchie des pathologies votée dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale, la prise en charge de la fibromyalgie reste en bas du tableau, quand elle n’en est pas absente. Ma convocation par le médecin-conseil de la CPAM du Var en est un bon exemple. Dans le cadre de ses fonctions et de son obligation de respect du système de résorption du « déficit de la Sécurité sociale », cet employé avait pour mission de me faire justifier les indemnités journalières perçues pendant six mois suite à un arrêt de travail. Sans expliquer le contexte dans lequel il agissait, il décida unilatéralement et immédiatement de m’attribuer un titre d’invalidité. Mon sentiment immédiat m’a amenée à penser que son devoir était de sortir le plus d’assuré·es des statistiques des arrêts maladie et des indemnités journalières, surtout quand ils s’inscrivent dans une pathologie de longue durée, et que son pouvoir consistait à faire respecter les lois régissant l’assurance maladie dans le système français de santé.

S’ajoutent à cet épisode étonnant mes tentatives de demande de reconnaissance de ma pathologie en ALD. Statutairement, elle ne peut se faire que par l’intermédiaire de son médecin traitant : il transmet un formulaire médical à la CPAM qui répond sous quinzaine. Si cette demande essuie un refus, la patiente en est informée par courrier et peut faire appel de la décision dans un délai d’un mois, en montant un dossier circonstancié. La CPAM ouvre alors une « enquête » et confie la patiente à un « médecin-expert » du département que l’assurance maladie désigne à son gré. Ce dernier, après avoir consulté la principale concernée prend une décision finale qui ne peut être contestée.

Ces décisions, discrétionnaires, très difficiles à négocier, sont extrêmement violentes. En tant que patiente, je me sens désarmée, mise devant le fait accompli. Je deviens dépendante d’un médecin d’assurance. J’hésite entre accepter sans questionner la parole « experte » de celui qui « a sans doute raison » et rejeter le comportement de cet interlocuteur manifestant la puissance qui lui est accordée par un système dont j’ignore les contours et maniant à dessein un jargon incompréhensible pour la ou le profane (acronymes, numéro des lois…). Je le soupçonne d’écarter par principe toute solution administrative convenable et toute « alternative » de soin (thérapies du bien-être, chamans…) vers laquelle je pourrais me précipiter par désespoir. Ce rôle assigné aux expert·es et autres conseils de l’assurance maladie permet à ce système de santé très détérioré de nier par leur intermédiaire la fibromyalgie, considérée comme suspecte.

En outre, ces politiques accroissent les « déserts médicaux » (territoires où les habitants rencontrent des difficultés d’accès aux soins), surtout en milieu rural ou dans certaines banlieues des grandes villes (Chevillard, Lucas-Gabrielli et Mousques 2018). Les politiques de décentralisation – transfert de compétences de l’État vers les collectivités territoriales – ont des effets sur l’isolement des patientes selon qu’elles sont proches des grands centres hospitaliers ou non. Les compétences sont différenciées selon les collectivités territoriales et la priorité est donnée à la « centralité », c’est-à-dire aux villes plutôt qu’aux communes rurales. Le Var par exemple est devenu un département où désert médical cohabite avec misère médicale, les moyens ne suivant pas les politiques (Isnardon et Alimi 2016). Les hôpitaux locaux sont bien moins équipés en termes technique et de personnel que ceux de Marseille ou de Nice, quand ils ne ferment pas comme les maternités ou les établissements psychiatriques. Les médecin·es s’installent dans les villes à forte plus-value financière. Les médecin·es scolaires ne sont pas assez nombreux pour couvrir les zones qui leur sont affectées (ibid.). Cette situation reflète de la part des décideurs politiques à la fois un manque de mesures ayant pour but de développer l’attractivité du département pour les médecin·es qu’une forme de mépris.

Par ailleurs, les praticien·nes doivent intégrer une part non négligeable de travail administratif et financier au détriment des soins. Il·elles sont amené·es à faire des choix déontologiques qui les fragilisent et rendent leur relation à autrui délicate. En parallèle, la baisse des moyens alloués à la pratique de santé au profit de ceux accordés à la gestion des établissements est drastique (Mériade 2018). Aussi les professionnel·les de santé dépendent, dans une souffrance certaine, des termes de leur pratique définis par la réforme de la tarification et par la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires) qui définit depuis juillet 2009 une organisation sanitaire et médico-sociale visant notamment la « modernisation » des établissements publics de santé et la « territorialisation » du système de santé (création des ARS). Dans le but d’éviter un questionnement trop lourd, beaucoup confortent la relation de domination existant entre médecin·e et patient·e, entre savant·e et ignorant·e, d’autant qu’elle n’est pas contestée. Certain·es s’engouffrent dans la « révolution biomédicale » et esquivent cette relation humaine en ne s’intéressant qu’aux organes, à des parties du corps à soigner, plutôt qu’à sa globalité et à son interaction avec l’esprit. D’autres se réfugient dans la négation de l’ensemble. D’autres encore deviennent des militant·es de la santé.

Une rhétorique individualisante et dévalorisante

Dans ce contexte, les responsables des politiques publiques de santé, les personnels médicaux ou administratifs dédiés à l’exécution de ces politiques, femmes et hommes, continuent, dans leur grande majorité, à dispenser une parole paternaliste : ils se placent en protecteurs désintéressés des patientes, ayant autorité naturelle pour les guider, car les patientes en demande s’apparentent à des mineures civiques. Elles se retrouvent placées au rang de victimes ou d’objets immobiles, ayant besoin d’encadrement technique, d’assistance, de soutien.

Plus généralement, les rapports entre patientes et médecin·es sont fortement genrés et sont le résultat plus général des rapports que les unes et les autres entretiennent avec leur environnement social plus global. Ces relations sont socialement construites et animées par un système de domination structuré qui a des implications directes sur la gestion du corps des femmes et sur son appropriation (Héritier 1996 ; Tabet 1998). La prise en charge médicale des femmes en est affectée[9]. Un discours dominant, libéral, véhiculé par le système de santé et relayé par des professionnel·les et responsables de santé, consiste à asséner aux patientes l’idée que la solution est personnelle, qu’elle vient d’elles, qu’il est temps qu’elles prennent soin d’elles. Cette rhétorique est notamment mobilisée par Cédric Villani, à l’origine d’un rapport sur l’intelligence artificielle[10] rendu public le 28 mars 2018, alors qu’il était député. On peut y lire ses préconisations : option entrepreneuriale individuelle et « personnalisée » réservée aux patient·es. Cette logique est d’ores et déjà entretenue dans les livrets d’accueil des fibromyalgiques ou dans les campagnes antistress et de bien-être. Comme pour la plupart des fléaux – viol, féminicide, sida… –, il convient de « soutenir les victimes » en leur conseillant de cultiver leur « estime de soi », de « travailler le deuil »… plutôt que de désigner, juger et sanctionner les « coupables » : les politiques publiques de santé ignorantes, la libéralisation et la financiarisation du système de santé, le corps médical sexiste, la culture ambiante culpabilisante. Cette logique, qui fait des « victimes » les seules coupables, structure l’état de la connaissance de la fibromyalgie.

Une contradiction scelle cette logique : parce que les femmes sont socialement dédiées au soin à autrui (Guillaumin 1992), elles sont moins attentives à elles-mêmes si bien qu’elles sont considérées comme « profanes » des soins (Vuille 2006). Cette réalité s’observe tant auprès des soignant·es que, à titre gratuit, dans la sphère familiale, dite « privée » en opposition à la « sphère publique ».  Les fibromyalgiques restent peu consultées sur la pédagogie à mettre en place dans les enseignements visant les personnels soignants. Elles demeurent les personnes à aider, à protéger, et non les personnes dotées d’une expertise, celle de la maladie. Elles n’ont pas droit à la parole (Spivak 1988). Leurs savoirs propres sont ignorés.

Une ignorance de genre des soignant·es doublée d’un rejet des savoirs des patientes

Les savoirs, très diversifiés, accumulés par les fibromyalgiques elles-mêmes, sont rarement considérés. Par exemple, quelques récits de malades existent que le système médical ne relaie pas et n’inclut pas dans la recherche. Alors que des patientes décrivent leurs symptômes, leur parcours, leurs actions pour faire face aux difficultés rencontrées, explicitent leur expérience de la maladie[11], alors que cette écriture/verbalisation traduit ce que qu’elles sont, ce qui forme un savoir en soi, cette connaissance est majoritairement ignorée par l’autorité juridico-administrative et les médecin·es. Leur ignorance délibérée accentue l’isolement des patientes car elle les exclut.

En outre, on observe un manque de créativité de la part des praticien·nes, alors même que cette créativité – explicite ou implicite – est continue chez les patientes. Ce fossé, rarement comblé, ajoute aux incompréhensions, aux privations de liberté, aux frontières entre les mondes – celui des patientes et celui des soignant·es –, aux difficultés de construction d’une connaissance commune. Pourtant, comme le souligne Cynthia Fleury, les médecin·es et autres praticien·nes de santé auraient bien besoin des patientes pour comprendre cette maladie car celles-ci savent que le sentiment brimé/désenchanté, nourri par la douleur et la fatigue, alimente, au-delà de l’empathie indispensable à un soin de qualité, la compréhension de cette maladie comme un humanisme (Fleury 2019).

Les savoirs sur la fibromyalgie sont excessivement réduits et concentrés dans un infime secteur du domaine médical, au point qu’on observe une forme délibérément construite d’agnotologie (Girel 2013 ; Proctor 1995) : il se produit une certaine ignorance (Girel 2017) parce que la connaissance est bornée à l’intérieur de frontières établies, qu’elle est obtenue en fonction de priorités de recherche qui négligent certaines hypothèses, qu’elle manque de réflexivité ou encore parce qu’elle répond à un objectif précis, participant d’une stratégie (Proctor 1995). L’étude de la production de l’ignorance a montré que cette stratégie permettait à ses protagonistes de différencier « ce qui est important » (Girel 2013) de ce qui ne l’est pas, ce qui rend invisibles les savoirs produits hors de ce cadre. Elle a pour objet d’exclure ce qui n’est pas connu. Se forme un gouffre entre savoir médical, voulu institutionnel, et tout autre savoir, rendu inexistant.

Les apports des sciences sociales – anthropologie, philosophie, sociologie, histoire, sciences politiques… – sont encore très peu introduits dans la prise en charge de la maladie. Or, l’étude de la pathologie mériterait d’être enrichie d’une contextualisation sociale, historique, culturelle, politique… dans le but d’augmenter la connaissance. Elle pourrait s’inspirer d’expériences existantes qui empruntent ce chemin même si elles connaissent de nombreux biais.

Les contretemps et leurs biais de genre

Des expériences essaient d’inclure ce qui est exclu, de rendre compte de ce qui n’est pas su. Par exemple, le champ d’études de « l’éthique du care », permet d’opérer des dégagements de la sphère privée à la sphère publique, des rôles sociaux de genre à une justice commune, de l’emprise du développement personnel au vécu des biens communs, du soin personnel à une écologie humaine, de la dépendance à l’autonomie. Dans ce cadre, les praticien·nes s’engagent à transformer radicalement leurs relations aux patientes et à les considérer non plus comme des victimes mais comme des personnes vulnérables dans un environnement spécifique (Molinier, Laugier et Paperman 2009 ; Zielinski 2010).

D’autres initiatives s’intéressent à l’amélioration des savoirs médicaux. Il est toutefois à déplorer qu’elles n’intègrent pas le genre dans leurs pratiques, analyses ou évaluations[12]. C’est le cas de la Charte contre la douleur[13] qui énonce des principes déontologiques et éthiques visant à guider de bonnes pratiques scientifiques en matière de douleur chronique[14]. Le Réseau Lutter contre la douleur, créé en 1995 par le Dr François Boureau et coordonné depuis 2012 par la Docteur Esther Soyeux[15], a développé quant à lui un programme éducatif ayant pour but de s’adapter aux malades. La formation des personnels soignants emploie toutefois un ton paternaliste : ils doivent aider les patientes à « apprendre de nouvelles stratégies » et à « acquérir, maintenir ou renforcer les compétences dont [ils ont] besoin pour gérer au mieux [leur] vie avec [leur] maladie »[16]. Autre exemple : des livrets « éducatifs » sont distribués gratuitement dans les centres de la douleur pour mieux gérer « son stress », orienter sa « prise en charge de la maladie ». Même si l’intention est bonne, dans ces guides, parce que ce sont les médecin·es, détenteurs d’un savoir scientifique reconnu, qui expliquent aux patientes comment se comporter pour s’adapter, l’exercice s’en trouve limité.

L’Éducation thérapeutique des patients (ETP) se veut une démarche d’accompagnement. Elle a été mise en place en France au début des années 2000. Elle s’adresse à tous les malades et en particulier aux personnes atteintes de cancers, du sida, de rhumatismes, de migraines ou de diabète et plus récemment de fibromyalgie (Deleens 2018). Elle reste elle aussi orientée vers l’éducation des « patients » dans le but qu’« ils » comprennent, notent des bons conseils, acceptent leur maladie, prennent en charge leur évaluation de la douleur…

L’amélioration des savoirs du personnel soignant et la prise en compte de la situation des patient.es, par l’intervention de « patients-experts », tentent également de combler le vide de savoirs, sans pour autant prendre en compte la différenciation des sexes dans la médecine. Tel est l’objet de l’Université des patients fondée à Paris en 2009 par Catherine Tourette-Turgis, très engagée dans la lutte contre le sida dans les années quatre-vingt, et abritée à la faculté de médecine Pierre et Marie Curie à Paris[17]. Première université au monde qui forme et diplôme des malades chroniques[18], elle prend en compte la validation de leur expérience acquise au détour de la maladie (principalement le cancer et le sida) et de leurs soins[19]. La Chaire de philosophie, créée en janvier 2016 par Cynthia Fleury à l’Hôtel-Dieu à Paris[20], a quant à elle pour objet d’introduire au cœur de l’hôpital les sciences humaines et les arts, via des cours et des séminaires ouverts à tou.tes, professionnel.les du soin ou simples citoyen·nes[21]. La chaire fonctionne en partenariat avec l’Université des patients. Dans ce lieux, des études scientifiques sont poussées, pour lesquelles les questions de l’autonomisation, de la liberté, de la subjectivation et de la responsabilisation du ou de la patiente sont centrales (Paul 2004).

L’étude de la fibromyalgie reste encore trop taboue pour aboutir à de tels résultats. La majorité des patientes se sent peu apte ou en droit de parler ou d’écrire sur le sujet d’autant que les associations de malades ne se donnent pas pour mission d’enrichir et de documenter les connaissances acquises par les malades. Elles se limitent comme les professionnel·les de santé à apporter un soutien, en organisant des rencontres et en revendiquant une reconnaissance administrative.

Néanmoins, au cours de mes consultations à l’unité de la douleur de la Timone, un moment est apparu où les personnels soignants (algologue, psychologue, infirmière) se sont mis en scène, ont parlé d’eux, de leur parcours, de leur vécu. Sans doute ont-ils intégré l’importance de l’échange sur la pathologie, de la dé-hiérarchisation de l’observation. Cette posture est décrite dans la théorie du point de vue (Harding 1991), ou StandPoint Theory, intéressée à la requalification des savoirs. Par cette théorie féministe, chaque chercheur.se ou observant·e enrichit ses résultats en se situant, c’est-à-dire en définissant et en exposant qui il est, femme, homme, autre, d’où il vient, quelles sont ses origines sociales ou ethniques, les choix qu’il ou elle a fait pour arriver là où il·elle est. Cette opération, assez technique, enrichit l’observation. En adoptant cette théorie, le ou la thérapeute de la fibromyalgie se positionne à égalité avec la patiente, se met en scène, autant observant·e qu’observé·e, ce qui change le rapport à la maladie.

Par ailleurs, on peut espérer que la récente montée en puissance de l’attention portée par les patientes et par les praticien·nes de mixer travail personnel et en groupes permette à l’expertise de faire surface. La confrontation des témoignages, des ressentis et de leurs expressions devrait créer une dynamique d’identification de ce qu’est réellement la fibromyalgie.

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[1] Partant de ce constat, l’usage du féminin dans la suite du texte est volontaire.

[2] La notion de toxicité́ financière a été́ introduite aux États-Unis à propos des personnes atteintes de cancer (Khayat 2017). Elle est un « effet secondaire » de la maladie : faute de moyens pour prendre en charge les frais non couverts par l’assurance maladie, la patiente ne peut plus suivre ces traitements.

[3] Après vingt de parcours médical difficile dans deux régions de France, l’Ile-de-France et Paca, je suis suivie depuis 2015 par le Centre d’évaluation et de traitement de la douleur (CETD) à l’hôpital de la Timone à Marseille, situé à soixante-cinq kilomètres de mon domicile. Mon dossier médical dépend de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Var.

[4] Parmi les études publiées, citons l’article sur l’approche « psychosociale » de la douleur de Michaela Klimekova, Anne-Marie Costalat-Founeau et Patrick Ginies (Klimekova, Costalat-Founeau et Giniès 2002). Une étude états-unienne plus récente aborde les biais de genre dans la prise en compte de la douleur chez les enfants (Earp 2019)https://doi.org/10.1093/jpepsy/jsy104.

[5] Conseil national des Médecins, Atlas de la démographie médicale en France – situation au 1er janvier 2020.

[6] Les femmes sont particulièrement présentes en gynécologie, pédiatrie, endocrinologie-diabétologie-nutrition et dermatologie. Sources : Remplafrance, « La place actuelle des femmes médecins en France », Blog, 27 mai 2021 et Stéphane Long, « Internat : les spécialités que les femmes préfèrent, celles que les hommes fuient », Le Quotidien de médecin, 25 novembre 2017.

[7]Code de la santé publique : Article L.1172-1 Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (Article 144) ; Articles D.1172-1 à D.1172-5 Décret n° 2016-1990 du 30 décembre 2016 relatif aux conditions de dispensation de l’activité physique adaptée prescrite par le médecin traitant à des patient·es atteint·es d’une affection de longue durée.

[8] Depuis 2020, la prescription des APA s’élargit aux patient·es en « maladie chronique ». Elles ne sont toujours pas remboursées par l’assurance maladie.

[9] Les femmes sont exclues des essais cliniques, les diagnostics sont sous-orientés (la première cause de mortalité chez les femmes n’est pas le cancer du sein mais les maladies cardio-vasculaires ; elles en meurent plus souvent que les hommes, 56% contre 46%), peu de moyens sont alloués à l’intégration du genre dans la santé (INSERM 2017). Les femmes, et en particulier celles en situation de pauvreté, ont moins accès aux soins pour des raisons très diverses (Bousquet, Couraud, Lazimi, et Collet 2017 ; INSERM 2017) : manque de temps, gestion des priorités en faveur de l’aide aux autres (famille) plutôt qu’à soi, isolement (85% des familles monoparentales), inégalité de revenus avec les hommes ce qui rend pour elles les coûts médicaux plus lourds, précarisation de l’emploi, non recours aux aides sociales ou aux demandes de réparation, essais cliniques davantage pratiqués sur des hommes (Le Saint 2019), invisibilisation des maladies du travail (Betansedi 2018), suivis médicaux moindres…

[10] Cédric Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle – Pour une stratégie nationale et européenne, mars 2018, <https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf>https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf.

[11] Elles explicitent plutôt qu’elles n’expliquent, c’est-à-dire qu’elles substituent le comment du vécu de la maladie à la question du pourquoi.

[12] On note ici également une spécificité française. Ailleurs, en Afrique du Sud, la lutte contre toutes les discriminations structure depuis la fin de l’apartheid la stratégie de mise en lumière des savoirs des femmes séropositives (Palmieri 2012).

[13]Charte contre la douleur, <http://www.ch-confolens.fr/images/lang/fr/orki/Charte%20contre%20la%20douleur.pdf&gt;.

[14] Ses niveaux et moyens de diffusion en milieu hospitalier ou externe sont par ailleurs inconnus.

[15] Réseau « Lutter Contre la Douleur », <http://www.reseau-lcd.org>http://www.reseau-lcd.org.

[16] Fondation Apicil, « Pratiques innovantes : ensemble contre la douleur », <http://www.fondation-apicil.org/>http://www.fondation-apicil.org/.

[17]Université des patients, <https://universitedespatients.org&gt;.

[18] Différentes formations universitaires (diplômes universitaires, Masters I et II) valident l’expérience acquise par le ou la patiente.

[19] Cette reconnaissance des malades connait à ce titre un autre biais : le système de santé tente de récupérer la VAE pour pallier la pénurie de personnel sanitaire (Barrier 2016).

[20]Chaire de philosophie, <https://chaire-philo.fr&gt;.

[21] La Chaire de philosophie connaît aujourd’hui des ramifications dans différents lieux hospitaliers et de soin, dont la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), le GHT-Paris, Psychiatrie et Neurosciences (Sainte-Anne, Maison Blanche, Perray-Vaucluse).

3 réflexions au sujet de « Fibromyalgie: quand l’histoire essentialiste de la douleur révèle l’agnotologie de genre de la médecine »

  1. Je voulais vous remercier de votre texte particulièrement intéressant et qui (d’instinct seulement car ma culture générale ne m’autoriserai à aucun jugement de ce dernier) me semble très juste. Il mériterait d’être largement diffusé, mais serait-il lu ?
    Ancien « écoutant fibro » ; j’ai pu constaté effectivement à quel point les femmes n’étaient pas prise au sérieux quant à ce syndrome, et à quel point elle pouvaient être étonnées d’être entendues d’autant plus par un homme.

    Toutefois… Une étude à été publiée par l’association FibromyalgieSOS, étude basée sur les témoignages des malades. Donc la parole à bien été donnée (mais pas entendue).

    Fibromyalgique moi même, mais appartenant (souvent pour mon plus grand malheur) au patriarcat, j’ai obligation pour être un homme d’avoir des érections et de ne jamais me plaindre de douleurs. Je crains que le nombre d’hommes atteint de ce syndrome ne soit très largement sous estimé, et que nous aussi, souffrons d’une forme de sexisme…

    1. Je vous remercie vivement pour votre commentaire. J’espère pour vous que vous « n’appartenez » pas au patriarcat. En revanche vous le subissez. A ce titre, vous souffrez, comme d’autres hommes malades, des biais genrés de la prise en charge de la maladie. Oui il vous est demandé d’être fort et de ne pas vous plaindre, de la même façon qu’il est considéré que les femmes se plaignent sans raison. Les conséquences sont quantitatives: sans doute peu d’hommes sont diagnostiqués car ils ne consultent pas quand ils présentent des symptômes multiples accolés à de la douleur. Leur nombre est donc sous-estimé. Elles sont aussi qualitatives: tant que la médecine considérera cette maladie « multi-symptômes » comme une forme d’hystérie, les hommes (hors adolescents) seront écartés de la recherche. cqfd.

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