Elise Guiol et Jeannette Roubaud: des piliers de Néoules

Tout Néoules connaît Elise et Jeannette. Militante socialiste, mère du maire, la première m’est pour ainsi dire imposée par la seconde. Je me vois donc comblée : je rencontre deux des filles du pays, de surcroît dans un endroit magique, lieu de l’habitation d’Elise : le château, au cœur du village, à quelques pas de chez moi. Jeannette tient l’épicerie appelée le « Coin du four », non loin. Sa notoriété est accompagnée d’une immense sympathie, qu’elle renvoie sans détour dès qu’on franchit le pas de son magasin. Quand je lui ai proposé ce portrait, le contexte de sa publication, elle a hésité. Elle a alors évoqué la possibilité de le coordonner avec celui d’Elise. Le rendez-vous a été long à prendre : ennuis de santé, vacances diverses, ont fait reculer le jour de la rencontre.

Ces portraits d’Elise Guiol (aujourd’hui décédée) et de Jeannette Roubaud ont été publiés en avril 2015 sur un site dédié à la mémoire du Val d’Issole, respectivement intitulés Elise Guiol, une force tranquille et Jeannette, haute figure de l’altruisme, à retrouver dans leur intégralité ci-dessous. Les enregistrements sonores de nos entretiens réalisés début 2015 chez Elise Guiol à Néoules dans le Var sont conservés aux Archives départementales du Var, dans un ensemble appelé Mémoires orales du Val d’Issole.

Joelle Palmieri
9 décembre 2020


Elise Guiol, une force tranquille

Au pied de l’aile Est du château, un son se distingue. Une télévision, sans nul doute. Un escalier extérieur mène à un appartement. La porte est ouverte. Une vieille dame, à l’intérieur, est absorbée par l’image. À ma vue, elle se lève, presque étonnée. Le rendez-vous est pourtant pris mais nous attendons « Jeannette ». Elise Guiol, la maîtresse des lieux, semble confuse. M’offre une chaise. Lentement et avec précaution, elle s’installe dans le fauteuil face au poste. On décide d’attendre. Dans cette pièce un peu sombre qui fait office de salon/salle à manger/cuisine, nous échangeons nos premiers mots. Le sujet s’impose : sa santé. Sa jambe droite est aujourd’hui presque inopérante. Devenue difforme. Elle la montre. Explique la maladie. Elle a du mal à marcher. À monter et descendre les escaliers qui la sépare de l’extérieur. Des autres. Le silence fait son ouvrage. Finalement, Elise rompt le malaise. En une phrase et avec une vivacité étonnante, elle décline une identité sommaire : année et village de naissance, année de mariage, lieux d’habitation de la naissance à aujourd’hui. L’affaire lui semble bouclée. Une banale formalité en quelque sorte.

La douceur et le calme, une ligne de conduite

De sa voix douce et légère, Elise offre la quiétude en partage. Entourée de portraits photographiques, encadrés et disposés avec application sur le bahut central, emmitouflée dans un pull épais, elle installe une ambiance calfeutrée, timide, retenue, dans un passé forclos. Sa frilosité n’a d’égale que son goût de la rencontre. Elle descend une fois par jour faire ses courses au « Coin du four » ou chez Angèle. Une seule fois, désormais. Et quand il pleut, par crainte de tomber dans les escaliers, elle demande à Claude, sa belle-fille et ordonnatrice de l’épicerie, de lui monter les quelques vivres dont elle a besoin. D’un clin d’œil, elle montre sa béquille, calée contre un des murs de la pièce. Elle semble désespérée de la situation. Ne plus rien faire. Mais elle embraie aussitôt, prise par un élan de mémoire. Dans le désordre. Elle a attendu 53 ans pour être grand-mère. Tard, pour cette femme, connue de tout le village : « J’avais hâte d’être grand-mère, car tout le monde l’était ». Qu’avait-elle de particulier pour mériter ce sort en somme ? Et sa vie restera ponctuée de quelques questions.

Elle se lève, empoigne une chaise et s’assoie désormais à mes côtés, autour de la table à manger, impeccable. Elle est décidée. Née le 3 juillet 1931 à Néoules, rue Paul Arène, de parents viticulteurs, Elise témoigne une mémoire sans faille. Elle en rit et désigne du doigt mon cahier pour que je prenne bien note de ce qu’elle dit. Sa sœur ainée à tout juste huit ans de plus qu’elle et son frère quatre. Les trois enfants sont nés exactement à la même période. Au début de l’été. Sa mère, née Juvenal à Néoules, et son père, né Giraud à La Roquebrussanne, font les choses bien, dans l’ordre et dans la dignité. La vieille dame de 84 ans ajoute : « S’ils avaient eu de la peine, nous les petits, on ne s’en ai jamais rendu compte ». Et elle rit à gorge déployée tant elle veut sublimer le prix de l’effort. Elle entre à l’école comme tous les autres gosses du village à six ans, en sort à 14 ans, et se met à travailler à la vigne : lever les sarments, débourgeonner, vendanger, s’occuper du foin, faire la moisson… On est au sortir de la guerre.

La guerre, presque rien

Quand Jeannette pénètre ce lieu inondé de souvenirs, le ton change. Elise se fait plus timide, réservée, tout en démontrant quelque espièglerie. « La guerre, ici, on n’a rien vu ! ». Et elle rectifie aussitôt. À la volée, de façon totalement décousue et dans le désordre, encore. Bien sûr qu’à Néoules, ils ont entendu le bruit des bombardements sur Toulon. L’occupation italienne ne dure pas. C’est le tour de la Wehrmacht. La Gestapo est installée là où se trouve la mairie aujourd’hui. Il y a le couvre-feu : il faut isoler les fenêtres pour cacher les lumières. Son père est mobilisé sur le Pont de Caronte, près de Marseille. Les FFI descendent de la colline, de temps à autres. Il y a des échauffourées. Et puis, le cheval familial est réquisitionné « par les Allemands ». Il faut se débrouiller à faire la récolte sans. Surtout sa mère. En plus de la terre, elle doit laver le linge et nourrir les huit personnes qui peuplent la maison. « Elle a eu de la peine », soupire Elise. À la fin de la guerre, quand des soldats allemands sont faits prisonniers, parqués dans un champ fermé, « là où sont maintenant les écoles », les habitants vont les faire boire à la fontaine deux par deux, sur la place. Un « rien » qui en dit beaucoup sur l’estimation du poids des choses de la vie.

Un humanisme enraciné

Elise rencontre Marcel Guiol en 1952. Elle a 21 ans. Lui, sort de quatre ans d’Indochine, engagé volontaire. Il vient voir sa mère à Néoules. Le mariage a lieu magistralement un an plus tard : plus de cent convives, une journée entière à festoyer. Naîtront deux enfants, André en 1954 – qu’elle verra arriver grâce à un miroir prêté par sa mère à la demande du docteur-accoucheur – et Paul en 1955. Deux fils. Son trésor. Qui vient compléter le bijou qu’elle matérialise. Un visage lisse, des cheveux blancs immaculés et mis en pli, trahissent un soin particulier et ancien. Elise est consciente de sa force, de sa valeur : « je tiens à moi ». Elle s’esclaffe. Elle ne néglige pas pour autant la valeur des autres. Elle les aime, les choie : « dites bonjour, ça vous coûte rien et ça fait plaisir ». Elle aime faire le bien. Être aimable. Quand elle était encore libre de se mouvoir, Elise adorait danser, participait à tous les bals, l’été, tous les jours, pendant les vendanges ou lors des fêtes des chasseurs. Un peu partout dans le canton. Elle insiste : « s’il n’y avait pas eu les bals, je serais morte ! ». Et puis, elle ne manquait aucune veillée, devant chez elle, « pour prendre le frais », discuter, et regardait le jeu de boules, dans la rue ou sur la placette aux pieds de ses escaliers, face aux étables devenues aujourd’hui un restaurant. Tout le monde riait. La compagnie des autres, un choix. Un goût. Une envie. Un plaisir.

Son amour de l’autre, son humanisme se confirme : « je suis socialiste, car tout le monde l’était chez moi ». Elle exprime cet engagement essentiellement par le vote, dit-elle. Elise n’a pas de prétention. Ne tient pas à se mettre en avant. Sa conduite de vie, sa philosophie, elle les doit au travail et à ses enfants. Sans aucune autre forme de procédure. Même si le compte est maigre – trois petits-enfants qu’elle énumère péniblement à l’aide des doigts de sa main – et que le regret de ne pas connaître davantage de descendance se fait sentir, la vieille dame est claire : « [le plus important] : que nos enfants soient plus heureux que nous ». Elle ne demandera rien en échange.

 

Joelle Palmieri
28 avril 2015

Jeannette, haute figure de l’altruisme

Tout en volume, par les formes, par la voix, par la chevelure, par la force de sa présence, Jeanne Roubaud, dite « Jeannette », assume son autorité. Elle sait ce qu’elle veut, l’affirme, que cela plaise ou non. Cette volonté l’anime. Un moteur, une énergie, qui l’emportent. Démesurément. Son âme, trop sensible, lui joue des tours. Des baffes, elle en a prises, au sens propre comme au sens figuré. Sûrement. Alors quand elle arrive avec quelques minutes de retard chez Elise Guiol, elle donne le ton : hors de question de raconter sa vie. Elle n’est pas venue pour ça. Cela ne présente aucun intérêt. L’idée l’étouffe. « Trop chaotique ». Cette vie, la sienne, elle la veut tue.

Alors comment réaliser ce portrait ? Peu lui importe ! Jeannette s’énerve, se crispe, exhume la gêne. Je la devine à la limite de prendre la direction de la porte alors qu’elle est venue avec plaisir, munie de biscuits, « de Bretagne ». Pour Elise. Je la rassure. Elle en a besoin. Ce texte est le sien. Elle en fait ce qu’elle veut : elle l’entend bien ainsi. Elle surveillera mon écriture tout au long de l’entretien. Dès que mon stylo effleurera le cahier, d’un regard vif et avec l’index droit tendu, elle cinglera : « vous ne l’écrivez pas ça ! ». Elle ordonne. Elle gère. Elle légifère. Sans agressivité. Par crainte, par souci de protection personnelle. Toujours avec bienveillance. Je sens poindre toute une existence.

La chaleur d’un destin

Jeanne Roubaud naît le 1ermai 1938 à Avignon. Sa famille vit non loin, à Cadenet. Puis déménagera à Cucuron. Toujours le Vaucluse. Les vignes, et plus généralement l’agriculture pour seul horizon et travail. Pour sa mère, et pour elle, après l’école qu’elle quittera à 14 ans, sans le certificat. Elle est élevée « à la dure ». Elle ramassera, suivant les saisons, les grappes de raisin, les fraises, les asperges, les melons… Elle en rit aujourd’hui même si raconter sa vie, la rendre publique, la fait trépigner. Elle ne tient plus sur la chaise où elle s’est assise d’emblée, face à Elise. Elle a hâte de rejoindre le « Carnaval des petits ». Dans son sac, une énorme boîte de bonbons. Elle est pour eux. Elle se met désormais à transpirer. Trop chaud. Tout l’est. L’ambiance présente, sa vie passée. Dans une ultime résignation à répondre, Jeannette indique son arrivée à Néoules, 1967, et enfin son mariage. Il y a quarante-huit ans. Comment ? « C’est le destin ! ». On n’en saura pas davantage hormis le fait qu’elle et son mari ont souhaité acheter la boulangerie de la sœur d’Elise. La complicité est ancienne. Ensuite, leurs fille et fils respectifs ont convolé en noces. Ses enfants… Elle en a six. Elle veut maintenant mettre fin à cette conversation : « cela ne regarde personne ». Elle se tait.

Dédicace aux Néoulais

La parole ressurgit par grands flots lorsqu’il s’agit de raconter Néoules, son animation, ses habitants, leurs rencontres. Jeannette n’y est pas étrangère. Car sa générosité est immense. L’aide portée aux autres et la solidarité lui semblent normales. Essentielles. La convivialité avec et entre les habitants aussi. Et elle commence à égrener la liste de toutes les manifestations qu’elle a organisées depuis son arrivée au village. Les « virades de l’espoir », contre la mucoviscidose : jusqu’en 2013, elle a agrégé autour d’elle, des dizaines de personnes pour réaliser un « stand des produits du terroir ». Elle leur a demandé de fabriquer des confitures, du vinaigre, des lasagnes, des bugnes, des pâtes de coing, … D’autres ont donné des légumes bio, des pois chiches, … Tout s’est alors vendu sur la place au profit de la lutte contre la maladie. Un triomphe. En 2014, elle n’a fait qu’accueillir les « officiels » : pâté aux truffes, caillettes faits maison, se sont disputés la vedette sur la table du déjeuner. Et puis, elle a initié le premier corso, en 1997 : « j’ai motivé beaucoup de monde ». Et les chars ont fleuri. Enfin, elle a participé à tant d’autres événements dans le cadre de ses activités au sein des associations locales : les boules, le comité des fêtes, le club de football, « Les Varois vers les autres »… « J’étais à tout », précise-t-elle. Pour finir, comme Elise, elle se régale du souvenir des veillées, des jeux de boule, à la porte des foyers, dans les quartiers. « On rigolait ! », s’exclame-t-elle. Aujourd’hui elle regrette la désertification rurale : « les villages se meurent », « plus ça s’agrandit, moins il y a de monde ». Du coup, les locaux passent devant son commerce une baguette dans le sac, sans état d’âme : « avant les gens de Néoules étaient assez fidèles ; maintenant, c’est plus pareil ». Le regret s’est installé et avec lui la mélancolie : « c’est l’usage qui se meurt ». Elle répète pour s’en convaincre.

La voilà pourtant apaisée. Elle se sent plus à l’aise. Dans son élément. Utile à la communauté. Le cœur depuis toujours à gauche. Son propos est d’intérêt général. Aucune singularité ne vient assombrir l’image exemplaire que tient à livrer cette septuagénaire, dédiée au bien-être des habitants de la collectivité. Fondue dans la masse. Même si elle adore encore blaguer, aujourd’hui, « j’ai plus envie [de bouger] », dit-elle avec force. Une fracture s’est installée définitivement. La femme, la mère, est brisée. Fatiguée. Pourtant, ses enfants, ses presque vingt-un petits-enfants – elle a beau compter et re-compter sur les doigts de sa main, elle ne réussit pas vraiment à les chiffrer –, ses quatre arrière-petits-enfants, garantissent sa force, donnent un sens inébranlable à sa vie, lui apportent le plaisir quotidien qui la nourrit. Le travail aussi. Si elle ne se rend pas trois par semaine à l’épicerie, elle « meurt ». Le magasin la délasse. Jeannette a besoin des gens, de les sentir, de leur parler. Tout autant qu’ils ont besoin d’elle. Enfin, la cuisine, une passion, assure les visites quasi quotidiennes. Ses enfants, petits enfants, mais aussi ses amis. Tous s’arrachent ses plats : tête de sanglier, paëlla et autre aïoli, les jours de fête, et rôti de cochon en cocotte, mijoté d’asperges et artichauts, escalope cordon bleu, hamburger maison, entre autres.

Mémoires de femmes

Exubérance et discrétion. Autorité et sensibilité. Comment aurait-on pu imaginer que ces deux couples de traits de caractère puissent coexister ? Jeannette en est l’incarnation. Et peut l’expliquer avec appétit. Pourquoi les femmes ne parlent-elles pas d’elles-mêmes, de leur vie ? Ne s’étalent pas ? Ne se perdent pas en anecdotes, comme le font plus volontiers les hommes ? Vont-elles à l’essentiel ? La commerçante a son idée : « ils ont eu plus de bonheur que nous ». Les hommes se font moins de soucis, sont moins absorbés par le quotidien, par ses affres, ses aléas, ses règlements et sa gestion. Alors cette sensibilité qu’elle garde au plus profond du cœur, Jeannette la partage en silence avec toutes les femmes de sa génération qui n’ont pas eu le temps et l’espace de partager leurs peurs, leurs tristesses, leurs troubles, tout autant que leurs joies et leurs plaisirs. Ces sentiments sont intacts, enfouis dans une mémoire collective sous scellés. Un jour peut-être, quand le moment sera opportun, cette mémoire, ce savoir singulier, issu d’un vécu particulier, paraîtra aux archives du patrimoine provençal.

 

Joelle Palmieri
28 avril 2015

 

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