Écrire sur les concepts de rééducation et de réadaptation me titille depuis que je suis passée par cette case, il y a peu de temps, suite à une triple fracture de la cheville droite. J’ai séjourné dans un centre de rééducation et de réadaptation pendant quatre mois, ce qui a donné du grain à moudre à mon esprit. J’ai depuis envie de disséquer ces deux mots tant les paradoxes qu’ils présentent sont énormes. D’un côté, ou plutôt côté soignant, ces termes recouvrent une mission, celle de remettre tant bien que mal le pied des personnes abimées à l’étrier de la vie, et de l’autre côté ils renvoient selon moi à la morale d’une société validiste qui n’entend valoriser que des personnes aptes, au travail, à la reproduction, à la guerre, etc. et donc rééduquées, réadaptées à un modèle socioéconomique inégalitaire et discriminant. Ce gouffre entre deux définitions opposées de mêmes mots crée un brouillard. Il me donne envie de chercher de quoi il retourne plus précisément.
Tout d’abord, il est nécessaire de planter le décor. La rééducation et la réadaptation est une discipline pratiquée par le corps médical, c’est-à-dire l’ensemble des professionnel·les de santé. Elle s’adresse à des personnes connaissant différentes pathologies : paraplégie, tétraplégie, traumatisme crânien, AVC, sclérose en plaques, tumeurs cérébrales, polytraumatismes, amputations, etc. Abimé·e, un·e individu·e est admis·e en hôpital spécialisé pour une durée plus ou moins longue. Iel ne se rééduque ou ne se réadapte pas seul·e. Iel est forcément accompagné·e par plusieurs soignant·es.
Ensuite, pour découvrir ce domaine médical spécifique, je propose de jouer avec quelques mots. Je vais me livrer à un exercice, basé sur des détours linguistiques ou des associations d’idées. Ce jeu va peut-être ressembler à un glossaire. Puis il va se transformer en manifeste. Je ne sais comment faire autrement.
Définitions des mots rééducation et réadaptation
Commençons par ces deux premiers mots, rééducation et réadaptation. Voici les définitions données par l’Académie.
Rééducation : refaire l’éducation d’une personne.
Réadaptation : adapter la personne à de nouvelles conditions de vie.
La rééducation est donc une opération individualisée, plus ou moins sévère, qui consiste à demander à la personne ciblée d’apprendre une nouvelle fois ou de façon différente. Elle doit de nouveau s’instruire, se former, former son esprit et son corps, façonner sa personnalité à une réalité désormais transformée. L’Académie évoque la remise en chantier de la culture de qualités physiques, intellectuelles et morales. Il s’agit de réapprendre et de pratiquer une fois encore les usages de la société, les bonnes manières, l’urbanité, écrit-elle. De suppléer aux carences qui ont vu le jour après une maladie ou un accident. Ce mot est aussi utilisé par les régimes totalitaires qui entendent instaurer un ensemble de contraintes physiques et psychologiques dans le but de changer les habitudes de pensée et les comportements des individu·es pour qu’iels adoptent l’idéologie du dominant. Nous reviendrons sur cet usage.
La réadaptation quant à elle consiste pour la personne malade ou blessée à récupérer tout ou partie de son autonomie. Autonomie jugée ébranlée donc. Cette opération demande une transformation, une transposition, comme l’adaptation d’un texte au théâtre ou au cinéma. Malades et blessé·es vont changer de destination – passer d’un état valide à un état invalide – et vont devoir réviser leur copie. Devenu·es différent·es, iels vont devoir s’ajuster, se raccorder à une société sans la modifier, accepter le milieu dans lequel iels vont revenir mais qu’iels n’appréhenderont plus de la même manière, transformer leurs idées, activités, points de vue à la situation nouvelle qu’iels vont rencontrer. Iels vont devoir démontrer leur souplesse, comme le font les plombiers quand ils relient un tuyau, généralement en caoutchouc, à un robinet, généralement en cuivre, deux matériaux de matière différente. Ou encore comme le font les populations qui se débrouillent comme elles peuvent, selon le contexte géographique, politique et social où elles se situent, pour s’adapter au changement climatique, entendu comme une fatalité plutôt qu’une agression des pollueurs.
Avant d’analyser, je continue mes fouilles. J’aime jouer le rôle d’une petite archéologue des mots.
Rôle du préfixe « re, ré, r » dans le retour à la normale
À quoi sert exactement ce préfixe « re, ré, r » qui apparaît sans cesse dans le vocabulaire médical ? Rétablir une psyché, réparer un cœur, reconstruire une jambe, par exemple. L’Académie, encore elle, nous dit que ce préfixe marque la répétition ou la reprise, le retour dans un lieu ou le retour à un état antérieur.
Rétablir. Rendre à quelqu’un·e son statut, une position perdue, remettre en place un état disparu, abimé ou corrompu. Remettre en état ce qui a été altéré, dégradé, déchu. Retrouver un équilibre, reprendre un appui, revenir à une position telle qu’elle est voulue. Comme un·e comptable qui rétablit les finances d’une entreprise ou comme un·e gymnaste qui rétablit sa position sur la barre après un déséquilibre.
Réparer. Préparer de nouveau, remettre en état quelqu’un·e endommagé·e, détérioré·e. Corriger. Compenser un préjudice au point de l’effacer, faire disparaître la blessure, l’accident. Comme un·e pêcheur qui répare son filet abimé par les poissons ou comme un·e couvreur qui remplace les tuiles d’une toiture emportée par le vent.
Reconstruire. Relever, rebâtir, quelqu’un·e qui est détruit·e. Disposer de nouveau selon un plan déterminé les pièces d’un puzzle ou d’un monument ou d’un texte détérioré. Refonder avec un effort soutenu une vie, un couple, un bonheur, une carrière. Comme l’urbaniste qui attribue une nouvelle figure à un quartier jugé délabré ou impropre à une ville. Ou comme un pouvoir politique qui reconstruit un pays après une guerre.
Ce préfixe « re, ré, r » est donc éclairant. Le corps médical a pour mission de remettre des corps et des esprits abimés dans un état antérieur à l’abime, dans le but qu’ils reprennent une activité « normale », conforme à ce qui est attendu par une société qui vise sans discussion à effacer la blessure, le trouble, sans s’appesantir sur leurs causes, leurs contextes, et bien au contraire, en faisant tout pour faire disparaître leurs stigmates.
Rôle de la forme pronominale dans la culpabilisation des patient·es
Allons un peu plus loin. Je m’interroge fortement sur la forme pronominale : « Il va falloir vous reconstruire, Madame », entendent souvent les patientes. Se ré-tablir, se ré-parer, etc. Je décide à présent d’utiliser le tiret pour isoler les préfixes et suffixes des verbes ou substantifs. Je cherche à mieux identifier un avant et un après, dans le but de mieux souligner l’injonction sociale et personnelle à renouer avec un passé révolu, à répéter, à revenir quoi qu’il en coûte à un état initial sans en changer les bases.
Dans le langage courant, et dans le médical, on dit se casser le poignet ou la cheville, se faire mal, se mutiler un doigt, se suicider, etc. alors qu’on ne dit pas se faire un infarctus ou se choper un cancer ou s’attraper la grippe. On fait un infarctus, on a le cancer, on attrape la grippe. Avoir, un cancer, faire, un infarctus, se casser, se mutiler. J’assiste à la bataille des verbes et de leur type, auxiliaire, transitif, intransitif, d’action, etc. et je me demande à quoi sert cette forme pronominale. Sert-elle à son locuteur·trice à prendre de la distance par rapport à ce qui ne lui est pas encore arrivé, à savoir le pire ? À échapper à l’identification avec la personne malade ou blessée, ce qui pourrait psychologiquement le terroriser, l’immobiliser, le mettre à terre ? Je pense à la terminologie « Se faire violer » au lieu de « être violée ». Ou encore « se faire avorter » plutôt que « avoir un avortement ». Autant d’habitudes de langage qui interrogent d’autant qu’elles concernent des femmes en situation violente. La forme pronominale sert-elle à isoler les responsabilités ? Celles des personnes malades ou blessées et celles de leurs soignant·es ? Ou alors, rend-elle coupable, individualise-t-elle les patient·es ? Enfin, exclut-elle délibérément la personne malade ou blessée de l’humanité ? Les fils sont difficiles à démêler. Prenons le cas du cancer. En n’utilisant pas la forme pronominale, les personnes qui en sont atteintes sont considérées passives : elles ne l’ont pas cherché. Mais certaines se voient tout de même reprocher par leur oncologue d’avoir trop fumé, trop bu, trop, etc. Demanderait-on à la personne concernée de rester passive car la situation serait trop grave ou trop difficile pour qu’elle puisse la comprendre ? A contrario, le corps médical utilise la forme pronominale pour la fracture alors qu’elle est le plus souvent accidentelle, non recherchée. Serait-ce pour rendre la personne blessée instigatrice de son malheur ? Pour qu’elle s’approprie sa guérison ou quelle se sente seule responsable de la suite à donner ? À moins que cette forme ne fasse écho à une vision chrétienne de la santé. Ce serait le devoir de chaque personne de prendre soin de ses corps et esprit qui ont été créés à l’image de Dieu. Les abimer ou prendre le risque de les abimer serait alors jugé mauvais et inapproprié par l’Église. Ce serait offenser le créateur. En prendre trop soin aussi. En transgressant le message divin de bonne santé, les personnes malades ou blessées commettraient un péché et mériteraient une sanction personnelle pour expier leurs torts, pour faire pénitence. Elles seraient alors rendues seules coupables et responsables de leur souffrance.
Je suis déçue. Je n’ai pas formellement trouvé de réponses à mes questions. En fin de compte, je me dis que tous ces éléments de langage présentent des paradoxes et que c’est peut-être leur objet. Dans d’autres langues comme l’anglais, ce n’est pas vraiment le cas. On dit « to rehabilitate » pour se rééduquer et se réadapter. Donc, une chose est sûre, en français, la forme pronominale est totalement banalisée. Elle n’interroge presque personne. Elle fait partie du langage commun. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu « Vous ne vous êtes pas loupée » de la part de soignant·es comme de proches.
Je fais un pas de côté. Cette forme est aussi utilisée en dehors du domaine de la santé. Au travail, c’est au chômeur·se ou à l’ancien·ne détenu·e de se ré-insérer sans quoi iel restera en marge et en sera responsable. Dans la vie, c’est aux familles de faire des enfant·es, de se re-produire alors que cette production, particulièrement relancée par les pouvoirs publics pendant les périodes de guerre ou de crise, est non rémunérée et confiée à chaque femme dont le corps est dédié à cette production humaine[1]. Je ne démords pas d’une idée : que ce soit dans la santé ou ailleurs, les discours sont élaborés pour nous responsabiliser individuellement et non collectivement.
Rôle du préfixe « sur » dans le détachement des soignant·es
Je m’interroge maintenant sur le préfixe « sur », lui aussi bien utilisé par le corps médical. Être surmené, se surpasser, etc. Il désigne un ajout, un excès, une position supérieure dans l’espace et dans le temps, dans un classement hiérarchique.
Se sur-adapter à un deuil pour toujours faire bonne figure ou se sur-adapter à une menace de licenciement pour rester dans l’entreprise quoi qu’il en coûte.
Se sur-passer. Aller au-delà de ses possibilités, faire mieux qu’à son ordinaire, que ce qu’on a fait jusqu’alors, faire mieux que les autres.
Se sur-mener. User à l’excès ses forces, son énergie, en s’imposant une charge de travail ou une activité trop importante, que ce soit dans le privé ou dans le public, au travail ou au sein du ménage.
Ces mots en « sur » sont utilisés à la fois pour des injonctions – « il va falloir vous surpasser » – et pour des reproches faisant office de diagnostic – « vous êtes fatiguée parce que vous êtes surmenée ». C’est étrange. Encore paradoxal. Et je fais une association d’idées avec le verbe se sur-endetter, c’est-à-dire se charger de dettes excessives, et avec le verbe sur-armer, c’est-à-dire armer excessivement, accroître le potentiel militaire d’un groupe ou d’un pays de façon démesurée. Dans le premier cas, l’emploi du verbe sert à reprocher une attitude irresponsable et coupable, dans le deuxième cas, il fait au contraire référence à une décision censée et réfléchie. Dans le premier cas, l’excès est une tare, voire un vice, dans le second, l’excès est une vertu. Il ne concerne pas les mêmes cibles : individu·es ou groupes organisés.
Le suffixe « sur » est lui aussi éclairant. Le corps médical jauge et par là même souligne un excès, pour juger la hiérarchie que les personnes malades ou blessées font dans leurs priorités, les ajouts qu’elles s’imposent ou qu’elles se doivent d’imposer à leurs corps et esprit. Il s’en détache, s’extrait de l’effort à produire, des conséquences humaines délétères que ces efforts motivés le plus souvent par ce qui nous est étranger produisent. Comme avec le préfixe « re », le corps médical se place hors tout, cherche à ne pas se confondre avec la personne soignée pour mieux échapper ou nier la cause de ses maux.
Inégalités de prise en charge dans la rééducation et la réadaptation
Quand une personne malade ou blessée se rééduque et se réadapte, elle change de rythme, se sent raide, ne se reconnait pas, se trouve seule face à un mur d’incompréhension ou de rejet, face à soi, au mieux en face à face avec un·e soignant·e qui s’épargne. C’est de bonne guerre. Pour ne pas fondre dans l’abime, elle doit intérioriser le langage médical qui est utilisé pour s’adresser à elle, elle doit faire corps avec le traitement ou la suite à donner proposée, se mettre elle-même sous contrôle, s’auto-invisibiliser et parfois s’auto-organiser.
Quand elle sort du centre, ces situations perdurent, voire se renforcent, car la rééducation et la réadaptation ne s’arrêtent pas net. C’est heureux mais alors que ce n’est pas le bon moment, la personne malade ou blessée doit faire adopter à son corps et à son esprit une grande souplesse dans le but de naviguer entre les différents méandres, culs de sac et impensés du système de santé : obtenir un suivi médical, trouver des praticien·nes de santé près de chez soi – kinésithérapeutes, éducateur·trices sportif·ves, psychologues, etc. –, faire reconnaitre son handicap ou sa maladie par l’Assurance maladie, demander de l’aide à ses proches et aux organismes qui allouent des aides financières, obtenir des cartes de mobilité qui permettent de ne pas faire la queue dans un magasin ou à l’enregistrement d’un train, obtenir une indemnité auprès de son assurance si pertinent ou auprès de caisses dont c’est la mission, etc. Identifier ses interlocuteur·trices. Faire des courriers. Attendre des réponses. Engager des recours. Suivre les procédures. Veiller à ne pas aggraver ses séquelles. À éviter d’autres blessures. À limiter sa colère. C’est triste et fatigant.
De plus, une fois dehors, les soins prescrits ne sont pas accessibles de la même façon selon qu’on habite en ville, en banlieue ou sur un territoire reculé. Hormis la kinésithérapie ou la balnéothérapie, les coûts des soins prescrits ne sont pas pris en charge par l’Assurance Maladie. C’est le cas des activités physiques adaptées, du suivi psychologique ou psychomoteur. Ces soins sont le plus souvent dispensés en ville, dans le secteur privé, dans des maisons de santé ou dans des salles communales par des associations subventionnées par les collectivités territoriales. Il faut emprunter des transports, individuels ou collectifs, pour s’y rendre, ce qui augmente les coûts et la fatigue déjà bien présente. L’ensemble peut dissuader la personne malade ou blessée d’en bénéficier ce qui peut aggraver ses séquelles.
Des inégalités sociales qui creusent les coûts financiers et humains
Les personnes malades ou blessées ne sont pas égales devant le handicap et la maladie. Pour se réadapter, il faut se montrer volontaire. Or ces personnes ne sont pas toutes disposées de la même façon à être volontaire. Elles n’estiment pas les capacités perdues selon la même valeur. Cela dépend de la manière dont elles ont été scolarisées, formées, intégrées, socialisées. Une personne illettrée, étrangère de surcroit, aura plus ou moins de mal à expliquer ce qu’elle ressent physiquement et psychologiquement, pourra difficilement comprendre ce qui lui est proposé, faute d’interprète ou tout simplement de facilité à décrypter le langage médical, ne pourra pas plus interroger les médecins sur ses soins et exprimer correctement ce qu’elle attend d’elleux. Une femme âgée, élevée dans une culture où il est inconvenant de se plaindre ou de demander quoi que ce soit, préférera se taire ou au contraire râler et sera ainsi considérée comme inapte à penser. Le personnel soignant s’attachera plus facilement à remettre son corps et non son esprit en mouvement. Une femme mariée avec enfants sera davantage motivée à se remettre rapidement au service de ses proches plutôt qu’à gagner un titre paralympique. Elle sous-estimera ses séquelles pour sortir au plus vite.
De fait, les professionnel·les de santé estiment les capacités de récupération selon ce que la personne malade ou blessée en dit quand iels le lui demandent : pouvoir monter et descendre un escalier, marcher avec ou sans béquille, être à l’aise avec le maniement de son fauteuil roulant ou de son attelle, se sentir capable de s’occuper de ses enfants ou petits-enfants, avoir mal, se sentir bien. De fait, iels hiérarchisent les priorités de rééducation selon l’interprétation de ce qu’iels entendent. Par ricochet, au sein du centre de rééducation, puis en ville, à gravité équivalente de la lésion, iels n’interprètent pas les séquelles de la même façon si la personne touchée est un homme ou une femme, un·e travailleur·euse manuel·le ou un cadre supérieur, une personne racisée ou blanche, jeune ou âgée. Autant dire que selon sa classe, son sexe, sa race, son âge, le traitement proposé n’est pas le même. Finalement, en fonction de qui est socialement la personne malade ou blessée, elle sera moins bien soignée, au point parfois de baisser les bras. Elle renoncera. Elle se soustraira volontiers à l’accès à de possibles soins. Elle se détachera du monde. Elle se déshumanisera ce qui participe de sa propre mise à l’écart et parfois de son enfermement.
Une morale libérale validiste
Malgré les luttes des années 1970, comme notamment celles des Handicapés méchants[2], qui ont opéré une rupture entre image passive du handicapé victime ou fragile, objet de pitié, et personne actrice de sa propre histoire, véritable menace pour la société, puis le bouleversement opéré par Act Up[3] à la fin des années 1980 sur les convergences de luttes, les modalités de prise de parole des malades dans la sphère publique et la politisation de la santé, les personnes blessées ou malades restent encore aujourd’hui les objets d’une vision héritée de la fin du XIXe siècle. Elles sont réduites à des personnes démunies, sans discernement, diminuées, à des mineurs civiques, sans droits dont ceux à la parole, à la liberté de choix, à l’opinion. Cette vision permet au corps médical mais aussi aux familles, aux proches, aux dirigeant·es politiques de décider à leur place. Elle les rend dépendantes et ramenées à leur seul soi, au seul face à face.
La morale libérale est imprégnée de cette vision victimaire et dégradante des malades et blessé·es. Elle donne la priorité à la marchandisation de la santé, à la forte individualisation des prises en charge sanitaires. Elle mise sur l’excès, la surenchère et l’accélération des échanges humains. Elle entretient un paternalisme puissant qui infantilise ces personnes. Elle les met en concurrence, les pousse à adopter les lignes de la méritocratie. On va par exemple davantage vanter les mérites d’un homme mutilé des bras et des jambes qui traverse la Manche à la nage ou d’un homme tétraplégique qui gravit l’Everest ou encore d’une femme en douleur chronique qui traverse l’Europe à pied avec une charrette, qu’une personne blessée ou malade militante pour l’application de ses droits, autonome dans un environnement collectif où l’échange n’est pas seulement possible mais volontaire. Cette vision fait système. C’est le validisme.
Le validisme demande à toustes les individu·es qui compose la société à lui être approprié·es, c’est-à-dire à être obéissant·es et aptes, au travail, au mariage, à la re-production, au service militaire, etc. Il permet à l’exécutif de légiférer en ce sens, de donner ou pas des droits, de les appliquer ou pas, de fixer le prix et la valeur des actes. Le système de santé, qui fait interagir soignant·es, personnels administratifs et Assurance maladie, lui est entièrement dévoué.
L’envie me prend d’oser un parallèle avec les systèmes d’enfermement, à savoir la prison et l’hôpital psychiatrique. Le premier a pour objet la répression des délinquant·es et des criminel·les. Le deuxième a vocation à soustraire de la vie publique des personnes vivant des troubles psychiques. Dans les deux cas, les personnes concernées sont écartées de ce qui est considéré « normal ». Elles sont surveillées en permanence sans vraiment savoir quand elles le sont. Elles font l’objet d’une constante évaluation qui permet à l’institution (carcérale ou psychiatrique) de décider de leur libération, mais surtout à les remettre dans le rang, à les soumettre à une discipline rigoureuse, à en faire des individu·es conformes aux normes sociales. Elles sont sous contrôle, dirait Michel Foucault[4].
La ressemblance avec la rééducation et la réadaptation me trouble. Tout d’abord, certains mots comme « permission », pour sortir momentanément de l’établissement, pour éviter une prise de constantes ou retarder de quelques minutes une injection, sont les mêmes. Ensuite, la personne malade ou blessée est tellement isolée du monde à cause du validisme qu’elle rejoint à sa façon la cohorte des criminel·les et des malades mentaux. Et puis, des époques ont existé, drainées d’idéologies réactionnaires ou fascistes qui ont assimilé la personne « non normale », délinquante, folle, handicapée, malade, infirme, à un parasite de la société, in-valide, inutile. Et la solution s’est voulue radicale : la cacher, l’éliminer ou pire l’exterminer.
Re-politiser la rééducation et la réadaptation
Pour toutes les raisons invoquées jusqu’ici, les questions posées par la rééducation et la réadaptation sont éminemment politiques. Elles touchent nos corps, nos esprits de malades ou de blessé·es sans que nous n’ayons vraiment la main sur la façon d’être touché·es. Parce qu’elles contribuent à nous ramener à des statuts d’objets, certes capables de se ré-parer et de re-trouver un certain état de bien-être mais surtout voué·es à ré-intégrer une société bien réglée, bien normalisée, dont nous sommes ne sommes pas invité·es à discuter les fondements, elles concourent à nous extraire des pouvoirs, politique, juridique, financier…
Pour ne pas sombrer, nous devons nous rendre visibles, faire entendre chacune de nos voix, la croiser avec d’autres, faire groupe, passer de l’état d’objet, vers lequel nous sommes presque systématiquement renvoyé·es par le corps médical, à celui de sujet. Nous devons nous auto-organiser collectivement. Nous devons re-politiser les questions de santé, ne plus les laisser entre les mains de décideur·euses uniquement engagé·es dans les quêtes de profit financier et d’ordre, ré-humaniser les liens entre patient·es et soignant·es, ré-injecter de la démocratie dans la santé, résister à la forte pression validiste.
Comme le propose Chowra Makaremi[5], nous devons transformer nos affects – le chagrin, la peur, la colère –, en puissances de soulèvements, comme le font des femmes au Liban, au Soudan, en Irak, au Chili, en Ukraine, à Gaza, aux États-Unis, en Iran, face aux guerres, aux dictatures ou aux violences d’État. Nos émotions, loin d’être des symptômes personnels, des signes de faiblesse, sont les reflets d’une société qui va mal, voire qui est meurtrière. Elles sont une force politique contre la cruauté, contre les dominant·es qui mettent tout en œuvre pour anesthésier, effacer, rendre supportable l’insupportable. Elles sont nos mémoires communes. À nous de les distiller partout. À nous de faire de nos corps blessés une force politique.
Joelle Palmieri
6 novembre 2025
[1] Colette Guillaumin, « Pratique de pouvoir et idée de Nature (1) L’appropriation des femmes ». Questions féministes, « Les corps appropriés », n° 2, 1978.
[2] François Alfandari, « Le syndicalisme à l’heure de la transformation de la psychiatrie – Des militants CGT à l’hôpital psychiatrique du Vinatier (Lyon, années 1960-1970) », Genèses 107(2), 82-105, 2017. https://shs.cairn.info/revue-geneses-2017-2-page-82?lang=fr&tab=auteurs.
[3] Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir ! : Act Up, les homosexuels et le sida, Presses de Sciences Po, 2005. https://shs.cairn.info/agir-pour-ne-pas-mourir–9782724609813?lang=fr.
[4] Michel Foucault, Surveiller et Punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
[5] Chowra Makaremi, Résistances affectives. Les politiques de l’attachement face aux politiques de la cruauté, Paris, La Découverte, coll. « Nouveaux cahiers libres », 2025.

Merci pour ce texte si juste quant au contrôle normopathe qu’exerce la médecine sur nos trajectoires. Vive l’onto-atypie !
J’ai parcouru plutôt que lu votre réflexion avec beaucoup d’intérêt. Votre recherche née d’un évènement personnel articule une réflexion linguistique et des questions sociologiques voire anthropologiques sur le langage. Ce domaine a été développé en France depuis le siècle dernier par des savants comme Antoine Meillet, Émile Benveniste, ou après eux Jean Pierre Faye, Alain Rey, Louis Jean Calvet, Maurice Tournier, Josiane Boutet, avec des points de vue et dans des perspectives parfois très différentes, sociologie des langages, étymologie sociale, sociolinguistique, sociolexicologie, analyse du discours. Les revues Langage et société, Mots, etc. Votre texte que je vais tâcher d’approfondir ne s’arrête pas aux faits lexicaux, mais touche aux structures morphologiques, et morphosyntaxiques. C’est son intérêt particulier.
Je vous remercie infiniment pour toutes ces références et ces précisions. Elles m’intéressent au plus haut point.