J’intervenais le samedi 3 décembre 2022 à 18h, sur l’héritage que le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir nous a laissé dans le cadre du Cercle des savoirs de l’université du temps disponible de la commune de la Roquebrussanne dans le Var.
Malgré la pluie tonnante, l’ambiance était chaleureuse, les échanges fournis, les interventions nombreuses, notamment sur la reconnaissance de l’héritage de Simone de Beauvoir et sur l’incidence de son œuvre sur les féminismes contemporains (queer, matérialistes). L’occasion m’a aussi été donnée de parler de mon article « L’héritière » paru dans la revue Simone de Beauvoir Studies en avril 2022 dans lequel je témoigne de mon héritage propre.
Lien vers le site de la médiathèque de la Roquebrussanne
Pour celleux qui n’ont pas pu partager ce moment, retrouvez:
- L’intervention en format pdf (voir le texte au long plus bas)
- L’intervention au format vidéo https://www.youtube.com/watch?v=8A7qZ7wggrM
- L’enregistrement de la conférence (les 9 premières minutes sont consacrées aux réponses du public à plusieurs questions)
Simone de Beauvoir en héritage
QUI EST SIMONE DE BEAUVOIR ?
Simone de Beauvoir naît à Paris en 1908. Elle reçoit une éducation bourgeoise et catholique stricte. Son père, un avocat, joue un rôle déterminant dans son enfance. Il lui transmet le goût de la littérature et des études car il est convaincu que c’est le seul moyen pour une femme de réussir sa vie, d’autant que, selon ses dires, elle a un « cerveau d’homme ». À l’âge de 14 ans, Beauvoir décide de s’émanciper de sa famille : elle devient athée et anticonformiste. Elle sera écrivain.
En 1929, à la Sorbonne, elle rencontre Paul Nizan, Maurice Merleau-Ponty, Claude Lévi-Strauss et Jean-Paul Sartre qui la surnomme le Castor. Castor se dit beaver en anglais et se prononce comme Beauvoir. L’analogie est simple : il aime les castors qui sont en bande et ont l’esprit constructeur. Ils sont tous les deux reçus au concours d’agrégation de philosophie. Elle a 21 ans. Lui en a 24.
Peu avant la guerre, ils fréquentent le quartier de Saint-Germain-des-Prés et s’installent au Café de Flore pour y travailler. Ils échangent sans répit sur la philosophie, la condition humaine… et entretiennent une relation fusionnelle, sans se marier : Beauvoir refuse d’épouser cet amant puis les suivants. Elle récuse le mariage, la maternité et la vie au foyer. La vie d’intérieur est selon elle « la chose la plus écrasante dans la condition féminine ». Elle entend rester indépendante et libre.
Lorsque la IIe Guerre mondiale éclate, Beauvoir poursuit à Paris sa vie de professeure, ponctuée de voyages en province ou au front pour rendre visite à Sartre. Elle rédige un journal et des centaines de lettres dans lesquels elle livre de nombreux détails sur sa vie sous l’occupation. Plus tard, dans le deuxième opus de ses mémoires, La Force de l’âge, elle continuera cette écriture et évoquera les événements tels que la déclaration de guerre, la défaite de la France ou l’Exode, en plus de ses sentiments forts à l’égard de Sartre.
En 1945, elle fonde avec Sartre, Raymond Aron, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Boris Vian et d’autres intellectuel·les de gauche, la revue « Les temps modernes ». Leur objectif : faire connaître l’existentialisme, cette philosophie qui place l’existence de l’humain au cœur de sa réflexion, par opposition à la philosophie essentialiste par laquelle les êtres humains seraient déterminés par leur nature, en tant qu’hommes, femmes, riches, pauvres, blancs, noirs, etc. La revue se distingue notamment par ses positions contre les guerres. Plus tard, elle consacrera une rubrique au sexisme ordinaire.
GENÈSE DU DEUXIÈME SEXE
Trois ans plus tard, à 40 ans, Simone de Beauvoir se lance avant d’entamer ses mémoires dans l’écriture d’un essai : le « Deuxième sexe ». En discutant avec Sartre, elle tient son sujet, inspiré par l’existentialisme : « qu’est-ce que ça signifie pour moi d’être femme ? ». Loin de se vouloir militant, l’ouvrage qu’elle écrit est une encyclopédie théorique et philosophique : elle veut tout dire, dans les moindres détails, sur ce qu’est une femme. Elle occupe la Bibliothèque nationale et relit de nombreux écrivains et philosophes : Stendhal, Breton, Tolstoï, Claudel, Hegel, etc. Elle est à l’affut de leur vision des femmes et traque les « mythes » qu’elles leur inspirent. Elle compulse également des études de médecine, de biologie, d’histoire, de sociologie, et s’intéresse à leur représentation des femmes.
Plus elle lit, plus elle écrit. Au fur et à mesure de ses recherches, elle écrit à la première personne : « je ». Ce « je » n’est pas courant pour un écrivain de son époque. En fait, par ce « je », elle expose sa propre réflexion et s’associe aux autres femmes qu’elle a pu observer aux États-Unis et ailleurs, lors de ses nombreux voyages. Loin de se mettre en avant, elle se « situe » femme comme les autres. Un homologue afro-américain aux États-Unis lui parle du système de discriminations Blancs/Noirs et des mécanismes du racisme. Elle décide d’orienter son ouvrage dans le même sens : décortiquer les discriminations dont les femmes font l’objet et identifier les mécanismes qui les structurent. Elle considère toutefois que l’oppression vis-à-vis des femmes est différente de celle des prolétaires ou des Noirs : la soumission des femmes par les hommes n’est pas le résultat d’un épisode de l’histoire, comme l’est l’inégalité entre classes sociales ou anciennement la domination des esclaves ou colonisé·es et aujourd’hui des migrant·es par les Européen·nes. Les moyens de résistance à ces systèmes d’aliénation le sont tout autant. L’inégalité entre les sexes a toujours été là, structurelle au patriarcat. Elle n’est pas un fait de nature mais est liée à des pratiques et des histoires humaines.
« Être femme, ce n’est pas une donnée naturelle, c’est le résultat d’une histoire. Il n’y a pas un destin biologique, psychologique, qui définisse la femme en tant que telle. […] D’abord l’histoire de la civilisation, qui aboutit à son statut actuel, et d’autre part, pour chaque femme particulière, c’est l’histoire de sa vie, en particulier c’est l’histoire de son enfance, qui la détermine comme femme. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949
Elle tient aussi à partager ses choix personnels pour en faire des choix politiques : elle vit en union libre avec Sartre, chacun ayant de nombreux amants ou amantes. Sa sexualité est particulière. Pour en parler, elle utilise un langage peu usité pour la période : « sensibilité vaginale », « spasme clitoridien », « orgasme mâle ». Elle s’interroge sur la polygamie et sur sa place de femme dans les relations de Sartre. Ce questionnement l’amène peu à peu à cerner les rôles qu’endossent les femmes : mère, amante, épouse, prostituée… En tant qu’existentialiste, elle se demande où se situe la liberté d’être femme. Elle réalise que la quête de virilité des hommes nuit à l’égalité entre les deux sexes. Et elle conclut par cette phrase devenue célèbre :
« On ne nait pas femme, on le devient. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949
Au final, elle rédigera 1 000 pages, en deux tomes[1], en moins de deux ans.
Pour comprendre les retombées immédiates de sa démarche, il est important de la situer à une époque très particulière : l’après-guerre. Le Plan Marshall est en route (1948). Son objectif : reconstruire et pacifier l’Europe, mais aussi dénazifier tout en opposant une idéologie fortement anticommuniste. Dans ce cadre, l’État français a besoin d’enfants et pousse les femmes à procréer. La colonisation continue – la guerre d’Indochine a démarré en 1946 et prend fin quand celle d’Algérie commence en 1954 –, la guerre froide s’installe. Aussi, parler de sexualité et critiquer radicalement les rapports sociaux entre en total conflit avec les idéologies véhiculées par ses contemporain·es. Beauvoir s’oppose en somme à l’ordre établi.
Le Deuxième sexe sort en 1949 et fait scandale. Beauvoir reçoit une avalanche de critiques personnelles de la part d’intellectuels masculins, de droite mais aussi de gauche. Ils évitent le débat politique. En 1963, elle témoigne.
« Insatisfaite, glacée, priapique, nymphomane, lesbienne, cent fois avortée, je fus tout, et même mère clandestine. On m’offrait de me guérir de ma frigidité, d’assouvir mes appétits de goule, on me promettait des révélations, en termes orduriers, mais au nom du vrai, du beau, du bien, de la santé et même de la poésie, indignement saccagés par moi. »
Simone de Beauvoir, La Force des choses, 1963
L’APRÈS DEUXIÈME SEXE
En 1958, Simone de Beauvoir publie le premier opus de ses mémoires sous le titre Les Mémoires d’une jeune fille rangée. Le Deuxième sexe est alors redécouvert ou tout simplement découvert par le grand public. Elle reçoit une flopée de lettres de femmes qui témoignent leur immense reconnaissance mais aussi leur condition. Pour la première fois dans l’histoire, l’essai modèle une expérience commune de femmes. Il met fin à leur solitude au sein du foyer. Beauvoir change alors de posture et se dit féministe. Elle comprend que son encyclopédie devient un ouvrage de référence féministe au-delà des frontières françaises.
Intellectuelle engagée, elle occupe d’autres terrains. Elle entre au Parti communiste français, soutient le FLN et défend une de ses activistes Djamila Boupacha pendant la guerre d’Algérie.
En 1968, se produit en France une révolution politique et sociale. Pourtant, la question du rapport entre les sexes passe à la trappe. Naît alors un nouveau féminisme français qui connaîtra son avènement en 1970. Les militantes, qui luttent aux côtés de leurs camarades, en ont assez de ces hommes qui ne leur laissent pas prendre la parole dans les meetings et préfèrent les renvoyer à l’exécution de tâches matérielles. Elles se détachent des groupes gauchistes qui se concentrent sur les seules questions d’inégalités sociales. Elles entament une lutte autonome et revendiquent l’héritage de Beauvoir. Elles mettent par exemple en exergue le fait que le statut des femmes, plus ou moins avantageux selon les lieux et les époques, dépend étroitement du droit et de l’économie, deux secteurs qui structurent l’inégalité entre les sexes.
« C’est à la propriété privée que le sort de la femme est lié à travers les siècles : pour une grande partie son histoire se confond avec celle de l’héritage. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949
Les féministes aspirent à la liberté qui dépend de l’égalité. Et là aussi, elles s’inspirent de Beauvoir.
« Se vouloir libre, c’est aussi vouloir les autres libres. »
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, 1947
Beauvoir se rallie au mouvement de libération des femmes (MLF) et signe en avril 1971 le « Manifeste des 343 salopes » pour revendiquer la liberté de l’avortement. En 1972, elle soutient Marie-Claire Chevalier, 17 ans, accusée par ses violeurs d’avoir avorté, mise en examen et défendue par Gisèle Halimi. En 1974, elle fonde la Ligue du droit des femmes pour obtenir des droits visant à lutter contre toutes les violences perpétrées contre les femmes. Elle soutient de nombreuses autres actions de lutte contre le sexisme ordinaire[2], pour le droit à l’avortement et à la contraception… contre l’antiféminisme, et n’hésite pas à descendre dans la rue.
Elle poursuit ses autres engagements. Avec Sartre, elle vend dans la rue « La cause du peuple », un journal maoïste, créé en 1968 par la Gauche prolétarienne, organisation politique interdite par le gouvernement français en 1970. En même temps, elle continue à écrire notamment sur la vieillesse, suivant le même modèle que le Deuxième sexe, c’est-à-dire une enquête fouillée sur la place d’une catégorie d’humain·es socialement marginalisé·es dans les sociétés occidentales et connaissant une forme spécifique d’aliénation. Jusqu’à sa mort en 1986, six ans presque jour pour jour après celle de Sartre, elle ne cessera de s’investir dans de multiples combats politiques : anticapitalistes, anti-impérialistes, antimilitaristes, antiautoritaires, féministes… pour la liberté.
73 ans après sa sortie, le Deuxième sexe, loin d’être oublié, demeure lu, critiqué, commenté et continue à faire réfléchir, notamment sur le genre et le féminisme. Pour ne citer que quelques exemples, en 1999, lors du 50e anniversaire de sa sortie, un colloque international réunit à Paris 130 intervenant·es venu·es de près de quarante pays différents. La Simone de Beauvoir Society organise deux jours de travaux à Lisbonne et à Buenos-Aires une trentaine de chercheur·es travaillent pendant deux jours sur l’ouvrage et son impact en Amérique latine.
TÉMOIGNAGES
« 1949. Paraît Le Deuxième Sexe. Je suis une jeune femme qui sort de la guerre (et de la Résistance) et je viens de publier “Comme un vol de gerfauts”. J’écris à Beauvoir : “Vous êtes un génie. Nous sommes toutes vengées”. »
Françoise d’Eaubonne, écrivaine, 1999
« Quand je mets le nez [dans le Deuxième sexe], à chaque fois, je m’aperçois que je reconnais la phrase sur laquelle je tombe. Mais le plus étrange, c’est qu’assez souvent ce que je reconnais c’est une de mes pensées : plus précisément, une pensée que je croyais mienne. Je me la suis appropriée il y a longtemps, lorsque j’ai lu le livre pour la première fois, je l’ai faite si mienne que j’ai oublié qu’elle était de Beauvoir. »
Christine Delphy, sociologue, 2008
« [Avec le Deuxième sexe, Beauvoir] s’était engagée sur le chemin de l’histoire, le seul, à mon avis, qui vaille le coup. »
Geneviève Fraisse, philosophe, 2022
« Le Deuxième sexe et les nombreux débats qu’il a suscités dès sa sortie, ont entraîné le regain des essais engagés appréhendant de manière globale la situation des femmes. […] Le phénomène prend une dimension supérieure dans les années soixante […]. Le ton change, aux côtés des essais engagés apparaît une véritable littérature à prétention scientifique s’appuyant sur toutes les branches des sciences humaines : droit, histoire, sociologie, anthropologie, psychologie, sexologie. »
Sylvie Chaperon, historienne, 2001
« Ce que je retiens le plus de mes rencontres et de mes échanges avec Simone de Beauvoir, c’est le profil d’une écrivaine de génie, qui n’avait rien à faire avec les courtisan·es et qui mettait sa générosité, sa notoriété et son intelligence au service des “damné·es de la terre” (les colonisé·es, les vieux/vieilles, les pauvres) et des “réprouvées du patriarcat” (les femmes). »
Andrée Michel, sociologue, 1999
« C’est le goût de l’aventure qui nous a réunies, elle et les jeunes femmes qui allaient, dans les années 1970, se retrouver dans le Mouvement des femmes. Partir à la (re)conquête de soi, clamer joyeusement sa révolte à la barbe du vieux monde, avoir le sentiment qu’on pouvait faire vaciller ses fondations vermoulues, c’était ça le Mouvement et ça valait bien la conquête de l’espace. »
Anne Zélensky, présidente de la Ligue du droit des femmes, 1999
« Je découvre Simone de Beauvoir à l’âge de 13 ans. Ses mots sur les discriminations que je vis, sur la folie créatrice de Saint-Germain-des-Prés, inédite pour la banlieusarde du “9-3” que je suis, sur le monde à travers le récit de ses voyages, suffiront à animer mon adolescence et ma révolte. »
Joelle Palmieri, 2019
Extraits de la bibliographie
- L’Invitée (roman, 1943)
- Pyrrhus et Cinéas (essai, 1944)
- Pour une morale de l’ambiguïté (essai, 1947)
- Le Deuxième sexe (essai, 1949)
- Les Mandarins (roman, 1954)
- Privilèges (essai, 1955)
- La Longue Marche (essai, 1957)
- Mémoires d’une jeune fille rangée (autobiographie, 1958)
- La Force de l’âge (autobiographie, 1960)
- La Force des choses (autobiographie, 1963)
- Une mort très douce (autobiographie, 1964)
- La Femme rompue (roman, 1967)
- La Vieillesse (essai, 1970)
- Tout compte fait (autobiographie, 1972)
- La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre : août-septembre 1974, (autobiographie, 1981)
- Journal de Guerre (autobiographie, 1990)
- Lettres à Sartre I, 1930-1939 (autobiographie,1990)
- Lettres à Sartre II, 1940-1963 (autobiographie, 1990)
Références
Sylvie Chaperon, « Une génération d’intellectuelles dans le sillage de Simone de Beauvoir », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, vol. 13, 2001, p. 99-116.
Christine Delphy, « Beauvoir, l’héritage oublié », Travail, genre et sociétés, vol. 20, n° 2, 2008, p. 173-180.
Geneviève Fraisse, Le Privilège de Simone de Beauvoir, Gallimard, 2018.
Joelle Palmieri, « L’héritière », Simone de Beauvoir Studies, vol. 32, n° 1, p. 126-143, avril 2022.
Marine Rouch, « “Vous êtes descendue d’un piédestal” : une appropriation collective des Mémoires de Simone de Beauvoir par ses lectrices (1958-1964) », Littérature, vol. 191, n° 3, 2018, p. 68-8.
Remerciements
Médiathèque de la Roquebrussanne et en particulier Rodolphe, commune de la Roquebrussanne.
[1] TOME I. Introduction / Première partie : « Destin » / Deuxième partie : « Histoire » / Troisième partie : « Mythes ». TOME II. Introduction / Première partie : « Formation » / Deuxième partie : « Situation » / Troisième partie : « Justifications » / Quatrième partie : « Vers la libération » / Conclusion.
[2] La loi réprimant l’outrage sexiste et les violences sexuelles et sexistes interviendra le 3 août 2018.
Une réflexion au sujet de « Simone de Beauvoir en héritage »