Du pouvoir et du bon usage des mots

 

Derrière les mots, se cache inévitablement de l’idéologie. Celle du sexisme en particulier, qui possède un vocabulaire d’autant plus redoutable qu’il se veut souvent badin, voire galant. Les mots sont une arme. En décrypter le sens, et se les réapproprier, un des enjeux majeurs du féminisme aujourd’hui. [1]

Quand on m’a demandé d’intervenir dans le cadre de ce colloque intitulé « Domination et émancipation » à la table ronde  » clarifier les enjeux et s’entendre sur les mots », j’ai tout d’abord ressenti un frisson d’angoisse. Puis, très vite, ce frisson s’est transformé en réel désir. Je pèse mes mots ! Effectivement, cet exercice sémantique m’a bien séduite et je vais ici tâcher de partager ce plaisir.

En bonne ouvrière, je me suis tout d’abord précipitée sur mes dictionnaires. Bien sûr, avec une idée derrière la tête : selon moi, accoler domination et émancipation, est déjà une manœuvre de dispersion, voire d’assimilation, une véritable entreprise de contamination !

Je m’explique :
Selon le Petit Robert, « émancipation », du latin emancipatio – de mancipium, prise en main, propriété -, signifie « acte par lequel un mineur est affranchi de la puissance paternelle ou de la tutelle et acquiert, avec le gouvernement de sa personne, une capacité limitée par la loi ». Au figuré : « Action d’affranchir ou de s’affranchir d’une autorité, de servitudes ou de préjugés ». Antonymes : asservissement, soumission.
On a ainsi émancipé des colonies, des esclaves, des mineurs… Autrement dit des colons ont émancipé leurs serviteurs, des propriétaires leurs esclaves et des tuteurs leurs enfants.

Toujours dans le Petit Robert, esclave signifie « personne qui n’est pas de condition libre, qui est sous la puissance absolue d’un maître, soit du fait de sa naissance, soit par capture à la guerre, vente, condamnation. » Antonymes : affranchi, autonome, indépendant, libre.
Selon le dictionnaire historique de la langue française, une série d’emplois du mot AFFRANCHIR (13e siècle) se rattache au premier sens de FRANC, c’est-à-dire rendre une condition libre (à quelqu’un), ou rendre indépendant (un pays). FRANC vient effectivement du nom ethnique « franc » du latin médiéval « francus » qui avait le sens général de « libre » (fin 6e siècle). L’adjectif Franc s’est appliqué à un homme libre, spécialement de naissance noble (1080 Chanson de Roland) et, par extension a pris le sens de « moralement libre » , courant à l’époque classique. De cette première valeur, on est passé à celle de « sans entrave », toujours vivante dans la locution « avoir ses coudées franches ». De l’idée de  » liberté », on est passé à celle de « sincérité, droiture, absence d’artifice ». L’homme franc est celui qui parle ouvertement (1611).

On lit bien ici « homme ». Au sens universel me direz-vous ? mais à y regarder de plus près, les choses ne sont pas si simples…

Parler d’émancipation des femmes, c’est déjà accepter la domination de sexe, déjà reconnaître l’autorité masculine sur les femmes. Qui, en effet, aurait le droit d’émanciper les femmes ? selon quel rapport de force ? Selon quelles modalités de pouvoir ? de tutelle ? de propriété ? Qui oserait comparer la moitié de l’humanité aux peuples colonisés, aux esclaves, aux mineurs ? S’il en est, c’est mettre au même niveau quatre types de domination : classe, race, âge et sexe. Hypothèse qui pourrait se retenir, mais dont les faits, que je vais vous relater sous peu, mettent à bas.
Selon moi, la domination de sexe sert de ciment aux trois autres et accepter la notion d’émancipation des femmes, c’est admettre d’emblée que le patriarcat est une autorité de plein droit.

 

Appauvrissement des termes, minimisation des enjeux

Dans une analyse de la déclaration finale de Pékin+5 de juin 2000 (sommet mondial onusien faisant l’état des lieux cinq ans après de la mise en place de la plateforme de Pékin, Marie-Victoire Louis, féministe et non moins sociologue au CNRS, dénonce l’utilisation du mot « empowerment ». Je cite quelques extraits. « L’emploi quasi exclusif du terme d’ »empowerment », dont le danger conceptuel avait été dénoncé depuis longtemps par certaines féministes, a des conséquences politiques très importantes. Remplacer le terme de  » droit  » par celui d’ » empowerment  » est, pour les femmes, fondamental. Car, quelles que soient leurs (nombreuses) définitions, il n’y a aucune ambiguïté, le terme de  » pouvoir  » s’oppose à celui de  » droit « .
Sa disparition au profit de l’emploi du terme d’ » empowerment  » interdit donc toute référence au concept de  » droits « , exclue donc toute possibilité  » d’avancée des droits « , et donc toute remise en cause des droits des hommes sur les femmes. Ce terme d’ » empowerment  » interdit que les femmes puissent revendiquer le statut – que nous n’avons toujours pas – de  » sujet de droit  » autonome.
La disparition de la référence à toute différence entre les sexes pourrait ainsi ré-ouvrir la voie à la contestation de la domination masculine.
Alors que la Déclaration de Beijing faisait référence à la  » persistance des inégalités entre hommes et femmes  » (&5), l’Introduction du texte de juin 2000, « reconnaît que certaines femmes font face à des barrières particulières mises à leur ’empowerment’ ».
Ainsi, aucune référence aux féministes n’est plus possible, aucune opposition entre les sexes n’est plus évoquée. Et plus rien ne peut être fait par les femmes qui ne serait pas  » en partenariat  » avec les hommes. La domination masculine est non seulement reconnue, elle ne peut plus être contestée.  »
Fermez les guillemets.

 

Détournements de terminologie caractérisés

Mais revenons-en aux faits auxquels je faisais allusion tout à l’heure.
En Afrique du Sud, l’apartheid, système de domination raciale le plus abouti, a laissé un lourd héritage. Aussi, exégèse de cette société inégalitaire, raciste et ségrégationniste, le sida révèle un système de domination beaucoup plus profond, qui en autorise et en porte deux autres. La domination de sexe. En effet, aujourd’hui, les médecins traditionnels conseillent aux hommes d’avoir des relations sexuelles avec des vierges pour faire disparaître la maladie. Résultat : le nombre de femmes séropositives accroît de façon exponentielle, le nombre de viols n’a jamais été aussi élevé, leur impunité jamais aussi grande. Sans compter que les victimes peuvent désormais être des petites filles d’une semaine…
Où donc peuvent s’arrêter les effets d’une domination ancestrale qui génère ses propres systèmes d’oppression ? Etonnamment, ni les pouvoirs publics, ni les multinationales ne s’en préoccupent. Ne serait-ce pas là un signe, un élément de compréhension de ce puzzle géant, dont nous sommes les pièces ? En d’autres mots, l’oppression spécifique des femmes ne représente-t-elle pas le ciment d’une société inégalitaire visant le profit à court terme ? Si on en doutait encore, l’amendement qui a été voté lors de la dernière nuit des négociations du Sommet de la Terre porte justement sur le  » respect des valeurs culturelles et religieuses  » dans le cadre de la délivrance de soins aux femmes. Une simple politesse faite aux Etats intégristes et/ou conservateurs ? Certainement pas ! Un véritable indicateur de l’impérieuse nécessité pour le capitalisme de maintenir les femmes la tête sous l’eau, faute de quoi il s’écroule.

Poussons un peu l’exercice.
Dans un tout autre registre, mais tout aussi frappant, quand Jean-Marie Messier déclarait en décembre 2001, afin de justifier les investissements de son groupe aux Etats-Unis, que  » l’exception culturelle française était morte  » et qu’il fallait laisser place à la diversité, Vivendi, à première lecture et au même titre que Warner ou Berlusconi, semblait occuper le terrain de l’idéologie. En fait, en finançant le cinéma de Luc Besson ou de Tim Burton, c’est bien une image bien codifiée de la société que ces mentors de la communication offrent aux jeunes générations mais pour des raisons très mercantiles.
Car enfin, l’extension et le développement des marchés ne connaissent pas de limites. En opérant une Offre publique d’achat sur le marché de la communication, les Matra-Hachette et autres fans considèrent la sphère publique comme un marché comme un autre. Sur ce terrain, le principal concurrent n’est certes pas la classe politique qui n’oppose aucune résistance, mais serait les « anti-mondialistes », tels qu’ils sont qualifiés par les médias qui sont la propriété de ces monopoles. A l’école du marketing, la meilleure façon de contrer son concurrent direct est de venir sur son terrain, d’utiliser son vocabulaire, ses concepts afin de mieux les détourner. Ainsi on a pu entendre ou lire Messier vanter les vertus de la « diversité culturelle », reprenant ainsi à son compte la terminologie des alter-mondialistes, tout en calomniant l’exception culturelle française pour justifier une américanisation inéluctable. Cette provocation contraint de fait les concurrents à la défensive, les oblige à revisiter leur copie. Ainsi l’épicentre des débats est-il miraculeusement déplacé.

Par ailleurs, cet acharnement des monopoles concentrationnaires de la communication engendre de la casse. Selon Michel Serres, physicien et philosophe français, un enfant de 14 ans a déjà assisté à 14.000 scènes de violence virtuelles ou réelles, d’ailleurs majoritairement exercées par les hommes. Cette intoxication entraîne la tolérance du pire.  » Pourquoi j’ai violé cette fille ?, je ne sais pas. J’étais bourré « . En attendant, les adolescents, majoritairement des garçons qui reproduisent la violence, s’entassent dans les cellules des quartiers des mineurs. La spirale infernale prison/récidive les conduira à former le gros du bataillon d’une main-d’œuvre très bon marché sous tutelle pénitentiaire. Qui en sont les véritables employeurs ? Le ministère de la Justice ? Ou les multinationales qui confient à ladite administration le soin de gérer le conditionnement de leurs produits divers ? Conditions de travail lamentables et insalubres, cadences de travail sous surveillance, pas d’accès aux douches, salaires de misère, dont la disponibilité est suspendue à la bonne volonté des matons. De plus, la cuisine collective et le service de nettoyage des maisons d’arrêt qui sont entre les mains des entreprises privées offrent un second marché juteux, conjugué à cette main d’œuvre surexploitée.
La boucle est bouclée, le circuit bien rodé : l’appropriation du terrain de l’information compte triple ! Elle génère de la violence, tétanise (immobilise) les violées, des femmes, soumet des générations de mineurs qui renflouent le porte-monnaie de « leurs » propriétaires. Bingo !

 

Démocratiser les mots

Il est plus que temps aujourd’hui de construire la contre-offensive. Une priorité : rompre avec les évidences et reconsidérer les richesses. Cette position conduit inéluctablement à inverser les logiques.
Par exemple, quand une association ou une ONG reçoit une subvention publique, ce n’est pas elle la débitrice. Elle produit des richesses sociales, relationnelles, environnementales… Elle devient l’opérateur d’un Etat désengagé qui, d’une certaine manière, sous-traite la production de services d’intérêt général. Si une association ou une ONG se plie à la discipline du marché et intègre ces critères de rentabilité, elle constitue alors l’une des pièces du gigantesque puzzle mis en ordre par le système libéral.
Comme l’explique l’économiste féministe allemande Maria Mies, il faut  » rompre avec le mythe du rattrapage « . Il faut apprendre à reconnaître nos propres compétences, nos savoir-faire et les moyens que nous mettons en œuvre, qui ne se mesureront jamais comme la spéculation boursière ou la rentabilité d’un capital investi.
Il faut créer nos propres grilles de lecture, conjuguer au pluriel !, pour faire la peau au capitalisme qui conjugue tout au masculin singulier : un marché, un droit (universel), le profit… alors qu’il y a des marchés, des droits, des profits… sans oublier le féminin !
Il faut démocratiser les mots ! L’instrumentalisation par les mots est décidément aujourd’hui trop prégnante. Quand on voit que le Medef s’auto-proclame « société civile », cela constitue en soi un système d’oppression qui s’appuie sur des formes acceptées ou tolérées, y compris inconsciemment, de dominations. Comme le souligne le psychanalyste Miguel Benasayag, « le capitalisme, c’est nous. » Nous possédons en nous tous les éléments de construction d’une pensée et d’un comportement formatés, totalement modelables par le système capitaliste. Notre seule force : la diversité, l’affirmation de notre multitude, leur mise en exergue.
Il faut identifier la richesse de notre vocabulaire parce qu’il est le reflet de notre pensée, de notre culture, de notre histoire, de nos appartenances ! Parce qu’ils véhiculent nos engagements, nos choix, notre conscience. Préciser à chaque fois le contexte, remettre les mots en situation.
Dès ce soir, pourquoi ne pas décider d’utiliser le mot « autonomie » plutôt que le mot émancipation ? Pourquoi ne pas associer à chaque fois qu’on prononce le mot « domination », les mots « résistance » et « contre-pouvoir » ?

Un dernier mot… ou deux. La parole, la lecture et la langue, qu’elle soit orale, écrite ou en images – on pourra creuser ce point à l’occasion -, sont des terrains de lutte !

24 octobre 2002

 

Notes

[1] Intervention au colloque Domination et Emancipation, organisé par la Fédération des Œuvres Laïques et la Ligue de l’Enseignement, Romans, octobre 2002

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