Impossible à Néoules d’éviter Mme Feuillère. Centenaire au moment de notre rencontre. Je suis introduite par une conseillère municipale, en charge de la vie des seniors. Je rencontre donc pour la première fois Jeanne Feuillère, un lundi après-midi à la Salle polyvalente, là où s’organisent toutes les semaines, et pour les anciens, des jeux de société : belotte, tarot, scrabble. Elle est une habituée. Ponctuelle. Elle accepte volontiers mon invitation à nous entretenir et m’indique précisément son adresse au village. À deux pas de la mairie, en descendant la Calade, à droite.
J’avais consacré un portrait à Jeanne Feuillère (aujourd’hui décédée) que j’avais publié en mars 2015 sur un site dédié à la mémoire du Val d’Issole, intitulé Jeanne Feuillère, centenaire et drôle, à retrouver dans son intégralité ci-dessous. Les enregistrements sonores de nos entretiens réalisés en février 2015 chez elle à Néoules dans le Var sont conservés aux Archives départementales du Var, dans un ensemble appelé Mémoires orales du Val d’Issole.
Joelle Palmieri
30 décembre 2020
Jeanne Feuillère, centenaire et drôle
Elle n’a qu’un regret : ne pas avoir été institutrice. Née le 19 septembre 1914, Jeanne Feuillère, née Esmenjaud, resplendit pourtant de mille éclats. Un double atout la fait briller : sa beauté et son humour. À cent ans passés, elle s’amuse à jongler avec ses souvenirs, triés à la volée, selon son bon plaisir, tout en affichant un profil impeccable. Visage étonnant de jeunesse, exhibant des yeux pétillants, une peau presque lisse et claire, une coiffure parfaite. Tenue du corps solide – elle monte toujours « assez allègrement » et quotidiennement les escaliers qui séparent son salon-salle à manger-cuisine de sa chambre, dans la maison de village qu’elle a acquise à Néoules en 1965. Robuste. Ses jambes la tiennent vaillamment, tout autant que son esprit, toujours prêt à dégainer une blague, histoire de rire de la vie.
Dans l’obscurité de son salon nourri pêle-mêle de livres, meubles, photos encadrées, vases et autres porcelaine, garnis ou non de bouquets de fleurs, Jeanne, calée au fond de son fauteuil confortable et blottie sous une épaisse couverture écossaise, m’invite d’emblée à prendre place à ses côtés, dans un fauteuil tout aussi avantageux. Nous nous offrons nos profils. Elle ne cessera, pendant toute la durée de notre entretien, de se pencher vers moi en m’enserrant avec ses deux mains le bras gauche avec plus ou moins de force selon l’intensité de ses plaisanteries ou moqueries. Et elle rira. Souvent. Très souvent.
Le regret
Née dans le quartier de La Capelette à Marseille d’un père employé aux ateliers PLM (les Chemins de fer Paris-Lyon-Marseille) et d’une mère « qui ne travaillait pas », Jeanne restera unique. Elle entre à l’école à six ans pour y rester jusqu’au brevet supérieur, filière « commercial ». « Le BAC de maintenant ». Elle devient à 18 ans « sténodactylo, secrétaire » et entre aussitôt après l’obtention du diplôme dans un bureau d’assurance. Cette orientation représente le choix le plus difficile de sa vie. « L’Ecole normale, c’était trop difficile ». Elle insiste. Le niveau n’est pas au rendez-vous. En fait, elle est trop jeune… d’un an pour passer le concours. « Je ne suis pas orgueilleuse », explique-t-elle pour se convaincre de son abandon. Alors, le regret s’installe. Il a fallu « obliquer ». Elle se gratte le cuir chevelu. « J’ai eu le temps de me croire pas capable d’y arriver ». Sa mère, partie aux vendanges, n’aura pas pu la soutenir. La réalisation de son souhait le plus profond s’incarnera chez deux de ses enfants, aujourd’hui professeurs. Elle rit de l’ironie du sort. Elle restera toutefois attachée à la soif de connaissances. D’ailleurs, dans la conversation, elle se corrigera, se reprendra, cherchera le mot juste pour exprimer sa pensée.
Jeanne rencontre Georges Feuillère « chez des amis Néoulais » de passage à la capitale phocéenne. Son parrain. Le commandant Emeric. Elle fréquente cette famille assidument depuis le brevet, vient passer ses vacances d’été – tout le mois d’août – à Néoules, chez une amie de son âge au Bastimin. Elle se penche vers moi, fait des gestes avec ses doigts, comme pour aiguiser son souvenir. « Je suis venue passer huit jours, et suis restée quinze, et puis chaque année je suis revenue… ». Elle s’esclaffe. Elle se souvient en particulier de la Fête du 15 août sur la place du village, avec son lot de bal le soir, de numéros de saltimbanques, de repas gargantuesque. « On en profitait pour aller danser, pour s’amuser ». Cette ambiance lui plait. « Oh ! pardi ! ». Elle rit. De bon cœur.
La vie de famille
Elle se marie à 22 ans. Georges en a quatre de plus. En 1936. Elle sourit à l’évocation du souvenir. Sans en dire plus. Elle aura trois enfants. En 1937, en 1941 à Marseille et en 1946 à Toulon. « Comme toute bonne ménagère, j’ai commencé par la fille ». Elle plaisante. Elle ajoute : « comme si on pouvait choisir ! ». Elle rit de ses allusions grotesques. Deux garçons suivront. Elle embraie sur la qualité du travail de ses enfants. Elle en est fière. « Il a fallu un peu pousser à la roue, bien entendu », mais les efforts ont récompensé les carrières. Elle se penche une nouvelle fois vers moi, me saisit le bras et rit là aussi de sa petite pointe. Pendant toute cette période, elle se consacre à l’éducation et au soin de sa famille et arrête de travailler.
À fouiller ses souvenirs, sa bouche se pince. À son mariage, la IIe guerre mondiale s’annonce. Jeanne est encore à Marseille et continue à travailler. Seules « les privations » l’ont marquée. Mais, « on n’a pas souffert, on n’a pas crevé de faim ! », affirme-t-elle. Elle est convaincue qu’« avoir des enfants » a facilité les choses. Elle dit se rappeler « être peu intéressée par la question », son père n’étant pas mobilisé au front, mais aux ateliers, et son mari non mobilisable car sourd d’une oreille. Donc près d’elle. « J’ai moins pâti ».
Néoules, un choix précieux
Après guerre, le couple quitte Marseille pour Toulon, puis en 1949, c’est définitif. Il part s’installer au Maroc, histoire d’améliorer le quotidien. Jeanne avait déjà repris le travail un peu avant le Maroc et embauche désormais en tant que secrétaire dans une compagnie d’assurance. Son patron marocain d’alors viendra d’ailleurs à Néoules pour la célébration de son centenaire. Elle ne cache pas son émotion. Ils reviennent en France et s’installent à Néoules dans la maison de village où elle vit aujourd’hui en 1965. Le choix de Néoules est précieux. Le retour aux sources en somme. Elle continuera à travailler encore pendant huit ans, à Brignoles quelque temps, puis à Toulon. Elle s’y rendra en car, tous les jours. Quarante-cinq minutes aller, quarante-cinq minutes retour. Au moins. Et sur la route, Jeanne n’arrête jamais de travailler. Coudre, tricoter, repriser… Et une fois rentrée, nourrir, faire bouillir la lessiveuse, soigner. Sans cesse. Pour tous. Puis l’heure de la retraite sonne. À chaque fois qu’il s’agit de se rappeler de l’âge qu’elle peut bien avoir lors d’un événement donné, la vieille dame jette nonchalamment un « je ne me rappelle plus », suivi irrémédiablement d’un rire chaleureux. Ces données chiffrées ne font décidément plus partie de ses préoccupations.
En revanche, quand il s’agit de qualifier son activité au moment précis de cet arrêt de travail, elle prend les devants, rit, et annonce : « du ménage ! ». Jeanne a indubitablement beaucoup d’humour. Elle ajoute : « que voulez-vous faire ici à Néoules ? ». Elle m’interroge. Essaie-t-elle gentiment de me narguer ? La réponse est ailleurs. Dans son goût des autres. D’ailleurs, elle me confie : « je suis tentée d’aider les autres ». Et dans la foulée, « je suis spontanée ». C’est le moins qu’on puisse dire. Elle enchaîne sur sa croyance en Dieu. « Je suis une catholique fervente ». Elle se demande d’ailleurs si cette spontanéité « est péché », et rit tout de go. Elle s’occupe en dilettante de l’église, est membre des Cardelines, du club Sénior, grâce auquel elle joue au scrabble en compagnie. Elle n’a pas pour autant l’impression d’influer sur la vie de la collectivité. Elle entend ainsi ne pas pécher par orgueil.
De fait, à Néoules, Jeanne « connaît pas mal de gens », mais « surtout, les gens me connaissent ! ». Cette idée lui plait. Elle se souvient d’à peu près tous, y compris de leur naissance, puis de leur enfance. Jeanne voudrait leur conseiller, ainsi qu’aux lecteurs, de « vivre sainement ». Sans addiction. L’essentiel.
Joelle Palmieri
24 mars 2015
Une réflexion au sujet de « Jeanne Feuillère, la doyenne »