« Lecture radicale qui secoue les nous dominants »

Il s’agit de « l’ouvrage lu, le plus important depuis le début du nouveau siècle ». Rien moins que ça. Didier Epsztajn est sincère. Il évoque avec conviction l’ouvrage de Léo Thiers-Vidal intitulé « De “L’Ennemi principal” aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination ». D’emblée la critique s’emballe à l’appui de nombreuses citations de l’auteur. Je décide une critique de la critique.

L’entrée en scène m’inquiète, tout en me faisant grandement plaisir. Didier Epsztajn présente le parti pris « situé » de Léo Thiers-Vidal comme une première. De fait, il n’installe pas lui-même cette approche scientifique dans un courant initié de longue date par des féministes, courant théorique pour le moins, théorie du « standing point » ou encore « du point de vue ». Celle-ci nous sert, sert aux féministes radicales, qu’il nomme souvent, à se situer en tant que chercheures, théoriciennes, observantes, militantes. Nous ne sommes pas neutres à notre genre, classe, « race », âge, milieu – urbain, rural –, etc. et à ce titre nos observations et nos analyses sont orientées. Nous ne pouvons effectivement plus nous « oblitérer » sous peine d’être contreproductives.

Le propos se poursuit par une recension sérieuse de l’ouvrage, chapitre par chapitre. Il donne envie. C’est sûr. Je souhaite néanmoins ici partager mon malaise. Un flou s’opère. Et je ne sais s’il vient de l’auteur de l’ouvrage ou de celui de sa recension. Peut-être dois-je faire confiance à l’utilisation que Didier Epsztajn fait des guillemets ? Je le cite, donc ses guillemets dans le texte sont typographiquement anglais dans le mien : « La dynamique de pouvoir est “source de division et hiérarchisation des humains en hommes et en femmes” ». S’agit-il de dynamique de pouvoir ou de dynamique de domination ? Ou plutôt Léo Thiers-Vidal souhaite-t-il démontrer que les hommes entretiennent, selon des modes multiples qu’il explicite fort bien, une dynamique de pouvoir ou une dynamique de domination ? Je plonge dans la source. Ou tout du moins dans sa préface signée par Christine Delphy, plusieurs fois citée. J’ai bien peur que mon malaise et sa crainte n’aient des origines fondées. D’ailleurs dans le paragraphe suivant, Didier Epsztajn poursuit : « L’auteur aborde ensuite des modes d’exercice du pouvoir en traitant du monopole des armes et des outils, de la division socio-sexuée du travail, du mode de production domestique et l’annulation de la valeur du travail effectué par les femmes, de l’appropriation du corps des femmes, de la place de l’institution du mariage, du concept de sexage, de la domestication et de l’exploitation de la reproduction, etc. » Là aussi s’agit-il des « modes d’exercice du pouvoir » ? Si oui, de quel pouvoir ? de celui de qui ? En utilisant ce mot – pouvoir – au singulier, sans le qualifier, en l’associant implicitement voire en l’amalgamant au mot domination, on s’éloigne de la liberté, du « potentiel », ce qu’est le pouvoir, celui de chacun, homme, femme, en groupe ou séparément. Comme le distingue Hannah Arendt, la domination, elle, s’entend comme rapport de commandement et obéissance, basée sur la violence[1]. La nuance a son importance. La nier c’est entretenir avec les dominants, la négation des pouvoirs, des savoirs des dominés, des subalternes, dont les femmes sont. C’est vouloir aider, soutenir, porter assistance aux subalternes. C’est vouloir leur donner la parole plutôt qu’ils la prennent. C’est vouloir les exclure de l’expression, du politique. Je crois que Léo Thiers-Vidal tenait à cette différenciation entre pouvoir et domination.

Plus loin, Didier Epsztajn insiste, à propos de la construction du masculin chez les hommes, sur la volonté de l’auteur de mettre en perspective les discours afin de montrer, que « derrière ce qui est vécu, il existe bien une perception à lucidité bornée, souvent combinée avec des dénis de l’asymétrie des relations. Il est plus facile de renvoyer aux autres comportements, aux comportements des autres hommes que de s’inclure dans l’analyse ». Là encore, quel plaisir de lire cette pièce. Je ne résiste alors pas à partager le sourire qui m’a saisie à deux reprises quand j’ai lu que, ce sont Christine et Maud, deux femmes a priori donc, à qui Didier a confié la relecture des premiers brouillons de son article. On cherche en effet désespérément les autres hommes… Leur effet miroir est vif. Retournant, j’ose souligner.

Je me sens mieux. Aussi, je peux écrire que cette critique, si rigoureuse et construite, mérite qu’on s’intéresse à son auteur. Quand il écrit « Réfléchir sur les pratiques masculines nécessite de penser leur caractère non aléatoire, homogénéisé et faisant système », non seulement il nous soulage mais il nous fait comprendre qu’il a comme Léo dépassé un cap. Celui qu’une autre génération a eu peine à franchir. Comme celle de Michel Warchavsky, fort sincère lui aussi, qui admet : « En tant qu’homme, je ne suis pas capable de dire le rapport entre la lutte contre les violences et le combat politique. Je ne peux qu’en prendre acte ». Ou encore celle du très féministe Miguel Benasayag qui affirme « tu ne peux pas être oppresseur sans être opprimé ».

Alors, merci encore pour cette « invitation à penser et à agir ».

« Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne » : http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/indispensable/

Joelle Palmieri – 25/10/13


[1] Arendt, Hannah 1972, « Sur la violence », in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, traduction française, Paris : Calman-Lévy, p. 105-208 [on violence, édition originale en anglais 1970].

2 réflexions au sujet de « « Lecture radicale qui secoue les nous dominants » »

  1. merci Joëlle pour cette lecture ma lecture du livre de Léo Thiers Vidal.
    je n’avais en effet pas suffisamment fait attention sur les termes « pouvoir » et « domination »
    j’ajoute que dans mon vocabulaire, ces termes sont inséparables des rapports sociaux asymétriques et de leurs contradictions
    cordialement
    didier

    1. Je dois bien admettre que dans mon vocabulaire également, je ne peux aborder le concept de domination, sans nommer les rapports de pouvoir qui l’accompagnent, de la même façon que je ne peux aborder les relations sociales sans exprimer qu’elles sont traversées par des rapports de pouvoir multiples, facteurs de subalternité, mais aussi de transgression. D’où le paradoxe du pouvoir, a contrario de la domination.

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