Le Centre de recherche-création en sciences sociales (CIREC) organisait les 2 et 3 octobre 2025 à la Vieille Charité à Marseille deux journées de réflexion intitulées « Prendre soin. Penser, figurer et créer les expériences du care ». J’ai participé aux côtés de représentant·es du Collège de rétablissement de Genève à la première table ronde intitulée « Construire ensemble des savoirs et une culture du soin. Rien sur nous sans nous ! ». Ensemble, nous avons interagi avec le public pour interroger les concepts de validité et d’invalidité, et plus généralement de validisme et de construction d’une société délibérément ignorante des savoirs des patient·es, au point d’être toxique et meurtrière. J’ai présenté mon livre « La douleur impensée » et un extrait de la série documentaire audio éponyme centré sur l’agnotologie de genre de la médecine, ce qui m’a permis de prendre le traitement de la fibromyalgie comme exemple de concentré de stéréotypes de genre et de construction d’ignorance.
Retrouvez l’intégralité des débats de cette table ronde: https://pepr-iccare.fr/wp-content/uploads/2025/10/251002-JA3-Arts-visuels-2-construire-ensemble.mp3
Accéder aux autres tables rondes et discussions: https://pepr-iccare.fr/events/prendre-soin-penser-figurer-et-creer-les-experiences-du-care/
Lire le fanzine créé pendant l’événement:
Quelques notes de mon intervention
La fibromyalgie, une maladie invisible, pas mortelle, pas incurable non plus.
Elle touche principalement des femmes : le taux de prévalence féminine oscille entre 80 et 90%
Plus généralement en France, en 2022, les femmes sont plus touchées par des maladies chroniques avec comorbidités que les hommes (78%). Les femmes vivent plus vieilles mais avec une qualité de vie médiocre.
Les fibromyalgiques connaissent une errance médicale d’environ 7 ans. On s’entend dire qu’on est folle, que nos symptômes, très nombreux, relèvent de la psychiatrie. On ne nous croit pas. On nous fait ingérer des médicaments de toutes sortes : antidépresseurs, antiépileptiques, anesthésiques, antidouleurs, etc. Sans effet.
Très récemment, la HAS propose aux médecins d’abandonner toute piste médicamenteuse et de soigner les 2,4 millions de femmes que nous sommes par des activités physiques adaptées qui relèvent des politiques de sport-santé. Ce sport n’est pas remboursé par la sécurité sociale.
Les médecins ne peuvent pas nous apporter un soin (cure en anglais) pas plus qu’ils ne peuvent prendre soin de nous (care en anglais toujours). C’est à nous de le faire, chacune dans notre coin. On est « incarable » et les médecins incurables.
Nous vivons une forme de déshumanisation car le gouffre qui existe entre ce que nous ressentons et ce que perçoivent tous les autres est monumental.
Les médecins sont peu équipés pour nous soigner. Peu formés aussi. En particulier sur la douleur des femmes.
Beaucoup de stéréotypes sont entretenus par la profession.
Ambiance sexiste tout au long de sa formation et de son exercice. En plus des fresques pornographiques sur les murs des facultés de médecine, des bizutages très sexualisés des étudiantes, la plupart des médecins se rallient aux préjugés et aux superstitions transmises par les croyances populaires : les femmes ont davantage tendance à gémir, à râler, animées par des « humeurs » changeantes et des « fibres » irritables.
Les femmes sont plus susceptibles d’interpréter à peu près n’importe quel obstacle comme une maladie, forcément imaginaire, plus émotives, plus nerveuses, plus irritables, plus sujettes au stress, se muant en « affabulatrices », devenant « folles » ou « hystériques ». Leurs symptômes sont minimisés.
La médecine différencie les sexes selon l’« essence » féminine ou masculine, la biologie ou la physiologie (ce qui est inné et immuable), ce qui les abstrait du contexte social, de l’éducation, de la culture, de l’histoire… (ce qui est acquis et transformable).
Il y a de la part des médecin·es un certain confort à envisager les souffrances des femmes comme propres à leur « nature ».
Ces représentations sont imbriquées avec d’autres imaginaires hérités du colonialisme. Les femmes racisées sont encore moins prises au sérieux. Leur douleur serait « normale ». En particulier, leur corps noir serait plus immunisé, plus fort, plus endurant que celui des blanches tout en étant « naturellement » offert, ouvert au viol, aux expériences, aux fantasmes les plus exotiques. Les femmes nord-africaines exagéreraient leurs symptômes. Syndrome méditerranéen.
Un médecin ne peut pas dire « je ne sais pas » car il détient le fait savant. Or il crée de l’ignorance.
On observe une forme d’agnotologie, ie une création délibérée d’ignorance :
- connaissance bornée à l’intérieur de frontières établies,
- priorités de recherche qui négligent certaines hypothèses,
- manque de réflexivité
- recherche répond à un objectif précis, participant d’une stratégie. Cette stratégie permet à ses protagonistes de différencier ce qui est important de ce qui ne l’est pas.
Cela rend invisibles les savoirs produits hors de ce cadre.
Elle a pour objet d’exclure ce qui n’est pas connu. Se forme un gouffre entre savoir médical, voulu institutionnel, et tout autre savoir, rendu inexistant.
Une vision collective du soin, celle des patientes, est rendue impossible, réduite à un ensemble de perceptions individuelles de victimes soumises. Les « solutions » restent personnalisées.
Pas de démocratie sanitaire.
Parce que les femmes sont socialement dédiées au soin à autrui, elles sont moins attentives à elles-mêmes si bien qu’elles sont considérées comme « profanes » des soins. Elles n’ont pas droit à la parole. Les patientes restent peu consultées sur la pédagogie à mettre en place dans les enseignements visant les personnels soignants. Elles demeurent les personnes à aider (paternalisme) et non les personnes dotées d’une expertise, celle de la maladie.
Les savoirs acquis par l’expérience de la maladie :
- Savoir décrire ses symptômes,
- savoir prendre du temps,
- savoir écouter,
- savoir comprendre les nouveaux comportements et besoins générés par la maladie,
- savoir apprendre les multiples méthodes de soulagement de la douleur,
- savoir s’adapter au fonctionnement de l’Assurance maladie, aux institutions et aux praticiens de santé,
- savoir s’informer des politiques publiques,
- savoir garder un sens critique des soins proposés, du fonctionnement du système médical,
- savoir expliciter sa maladie, c’est-à-dire dire son comment plutôt que son pourquoi,
- savoir lier penser et agir, c’est-à-dire, lier sa compréhension de la maladie, de la dépendance au système médical et de l’aliénation qu’elle produit, à son action pour les dépasser,
- savoir s’arranger avec la société validiste,
- savoir exprimer sa solidarité avec d’autres malades,
- savoir être force de proposition de révolution des politiques de santé.

2 réflexions au sujet de « Care et ignorance »