Ange Tomas : « Créer la liberté »

Ange Tomas (aujourd’hui décédé), anarchiste espagnol, rescapé des camps de Franco et fervent humaniste, est mort à l’âge de 99 ans. Cet inlassable militant antifasciste a consacré sa vie à combattre le capitalisme, à transmettre l’histoire sous toutes ses formes, à lutter contre l’ignorance pour mieux soutenir les humains dans la conquête de leur liberté.

Je lui avais consacré un portrait publié en septembre 2015 sur un site dédié à la mémoire du Val d’Issole, intitulé « Ange Tomas ou la lutte contre l’oubli », à retrouver dans son intégralité ci-dessous. Les enregistrements sonores de nos entretiens réalisés fin 2014 chez lui à Méounes dans le Var sont conservés aux Archives départementales du Var, dans un ensemble appelé Mémoires orales du Val d’Issole.

Joelle Palmieri
10 août 2020


Ange Tomas ou la lutte contre l’oubli

Bras dessus, bras dessous, main dans la main, la tête droite, ils arpentent nonchalamment une avenue, en 1945. Indices : les socquettes blanches de la jeune femme, sa coiffure brune gonflée en arrière, la broche au creux du col chemise de sa robe foncée et le pantalon clair à pli du jeune homme. L’ambiance de liberté. Lui a les yeux rivés sur elle. On reconnait Marseille… La Canebière.

Posée au centre de la cheminée de la salle à manger de cette villa à flanc de colline de Méounes-les-Montrieux en Provence verte dans le Var, la petite photo en noir et blanc, jaunie par le temps, format poche, trône. On ne peut échapper à son attraction. Avant tout autre chose, et en particulier les livres. Deux cents, montés en cascade sur la hauteur des murs, du sol au plafond. Et puis des tableaux et bibelots, accrochés un peu partout. Dans cette pièce, tout prend des accents espagnols. Et pas n’importe lequel. Celui de Valence. Celui du beau jeune homme brun de la photo. Une des croûtes ainsi qu’une assiette en porcelaine saisissent par leurs couleurs vives. Elles représentent Cheste. Son village, au centre-est de l’Espagne.

Angel Tomas en est parti en 1940. A 19 ans. Il en a aujourd’hui 93.

Je rencontre Ange en mars 2014, lors de la campagne des élections municipales. Il habite à Méounes, le village mitoyen du mien, Néoules. Je suis immédiatement frappée par son élégance, son sourire, son enthousiasme, et sa vivacité d’esprit. Quelques minutes de discussion suffisent à nous donner envie d’échanger plus avant. Son accent espagnol à couper au couteau, peut-être. Son envolée sur le rôle des républicains espagnols en ligne de front de la division Leclerc, lors de la Libération de Paris. La Nueve. Son anarchisme. Son besoin de témoigner, de lutter contre l’oubli.

Quelques semaines plus tard, il me reçoit chez lui, dans la colline, au lieu-dit Beaumarran. Entre rires et larmes, cet homme d’une jeunesse ostensible et à l’accent manifeste raconte son engagement sans limite. Un engagement rivé aux passion et exercice de la liberté, vertébrante de sa vie. Au bout d’à peine quelques minutes d’entretien, il assène d’une voix douce et claire : « je suis un humaniste libertaire. Je suis antiautoritaire. Pour moi, ce qui compte c’est le bonheur de l’homme et donc je veux garder mon esprit libre. Des dictatures, j’en accepte aucune ». Et parce que la précision s’impose, il ajoute : « je n’ai jamais eu de pistolet en main, je n’ai jamais fait de mal ». Angel, Ange depuis 69 ans, aime les gens. Il a le goût de les connaître, de se sentir émerveillé par l’autre, de le sentir libre. Ses yeux, cachés par des lunettes trop usées à son goût, en témoignent. Clairs, vifs, pétillants.

À l’ombre de cette quête vivace de la connaissance de l’autre, une crainte ou plutôt une méfiance profonde. Entre deux bouffées de paroles, il arrive à Ange de s’arrêter, d’hésiter avant de parler, de choisir de garder le silence. De se limiter dans la narration des anecdotes. D’ailleurs, très tôt dans la conversation, il m’éclaire : « je ne vais pas le cacher, si j’avais senti qu’il y avait un aspect communisant chez toi, j’aurais coupé court à la conversation assez rapidement ». Des incidents se sont produits avec le parti communiste espagnol. La pilule n’est pas digérée. Il ne hait pas ses militants. Il leur en veut pour avoir plongé l’œuvre libertaire, qu’il considère formidable, aux oubliettes de l’histoire. Il y reviendra souvent.

L’utopie en temps réel

En 1931, âgé de 10 ans, Ange s’intéresse déjà « aux choses sociales ». La seconde république vient d’être proclamée en Espagne. On y réalise « des trucs extraordinaires qui ne se sont faits nulle part ailleurs dans le monde entier », affirme-t-il avec conviction. L’heure est à la laïcité, à l’anticléricalisme, ce qui pousse certains religieux à réagir et à renforcer l’œuvre de l’Opus Dei, créée trois ans plus tôt. L’idée est d’organiser une élite catholique qui va infiltrer les plus hautes sphères de l’État et ainsi rétablir l’ordre. Ce qui se passe en 1933. Dans tout le pays, les répressions économique et politique s’organisent. Des usines sont fermées et des gens, perçus comme de gauche, expulsés ou persécutés. Quotidiennement, dans les rues de Cheste, à 28 kilomètres à l’Ouest de Valence, des personnes affluent et viennent demander l’aumône, « oubliés, démunis, sans rien, qui devaient nourrir leur famille ». Elles cherchent « une poignée de maïs, même des garrofas », ces fruits des caroubiers ordinairement dédiés à la nourriture des chevaux, mais très riches en protéine. « C’était diabolique », affirme Ange la gorge serrée. En réaction à cette misère, à l’injustice sociale, il décide de « tout faire pour éliminer ça ».

Ange est fils unique de cultivateurs de classe moyenne, en autonomie économique. Père peu politisé, distant, peu affable. Mère « sentimentalement » proche des populations en difficulté. Elle lui inculque le devoir de justice. Cette femme a par ailleurs bien en tête de sortir son enfant de la paysannerie. Elle vise pour lui de grands projets professionnels. Aussi, Ange passe des journées avec « el tìo Galera », un républicain, « un monument de savoir ». Il apprend et apprend encore. Il lit. Beaucoup. Il dessine également. Le vieil homme qui me parle aujourd’hui livre par le détail le souvenir de cours de dessin dispensés au village par l’instituteur Don Ramón, socialiste républicain, qui souhaite « donner une direction plus libre à l’école ». Il dessine le drapeau républicain, rouge, jaune et violet, en y incrustant les portraits des trois dirigeants de la République de l’époque. Cet enfant, bien éduqué, en dehors du commun, rejoint un groupe de douze garçons dont l’ambition est de « faire quelque chose d’un point de vue culturel ». Fin 1936, pendant la guerre civile, ils ouvrent la première école nocturne des Jeunesses libertaires sous le nom d’Ateneo Libertario. Son but : créer un enseignement et une culture libres. Devenu secrétaire général de sa cellule, à la sortie des classes, il commence à y alphabétiser les illettrés de son village de 5 000 habitants. Nombreux. Très nombreux – 80 à 90% selon Ange. Beaucoup ont quitté l’école vers 7 ou 8 ans pour rejoindre le chemin des champs afin de compléter les revenus de leur famille. Son père lui-même en est. Sa mère sait à peine lire. Alors, lui et « ses copains », initiés par le Maestrico, le plus âgé, un « monument » en philosophie, la « grosse tête » de la bande, organisent une fois par semaine dans ce théâtre prêté par la mairie, une séance de cinéma. Le bénéfice des recettes sert à l’achat des livres, des cahiers et autres stylos nécessaires à cette école des miracles. Ce matériel est complété par les journaux que l’organisation des Jeunesses libertaires fournit à Ange, qu’il lit sans modération, en plus des livres de Bakounine, Gogol, Dostoïevski, Elisée Reclus et les autres, et qu’il offre aussitôt à son public.

Les soirées sont ponctuées de cours d’écriture et de lecture et de conférences culturelles. Par les commentaires quotidiens des ouvrages, par les débats après les films, par l’apprentissage de la liberté, les participants commencent peu à peu à sortir de l’illettrisme. Ange cite un exemple : « Avec leur intelligence, ils comprenaient que la religion c’était de la foutaise ». Lors de ces rencontres nocturnes riches en discussions, on parle également de contraception, pour inviter les femmes à ne pas produire « de la chair à canon ». À la lutte contre l’illettrisme, s’ajoutent celles contre le tabagisme, l’alcoolisme, la prostitution, et les débats sur l’antimilitarisme, le pacifisme, la « libération de la femme », le contrôle des naissances, l’amour libre…

À l’Athénée, viennent s’agglutiner beaucoup de jeunes, cinq femmes et quelques vieux, qui participent selon leurs propres dires pour « surveiller » les premiers, précise Ange en riant. D’ailleurs le recrutement se fait par le bouche à oreille, par sympathie de voisinage, auprès des fils de paysans mais aussi chez les riches (sept ou huit familles se partagent la moitié du territoire et font travailler le reste des habitants) : « ils avaient fini par comprendre qu’il fallait évoluer, que la France n’était pas la lumière de l’Espagne ». Le pays voisin était pourtant leur référence de toujours. « Il y avait Gonzalo, Ernesto, Pedro… » : tous voient en ce jeune militant une élite éclairée, adhèrent aux idées libertaires, tout en gardant leurs distances avec l’organisation anarchiste.

Quand le vieil homme qui me parle évoque cet épisode précis de sa vie, il se souvient du moment où il est retourné à Cheste en 1974, 35 ans après l’avoir définitivement fui. En pleurs, un peu gêné, il imite un homme qui l’a interpelé : « tu ne te souviens pas de moi ? C’est toi qui m’as appris à lire et à écrire ? ». Et, avec grande émotion, il ajoute : « c’est quelque chose d’incroyable ». Certainement. Cet engagement social et culturel pour la liberté, au plus profond de lui, est solide et incroyable. Il n’en revient pas lui-même. La tristesse réapparait quand il se souvient de Ricardo, copain de la bande, « choppé par Franco ». Il a écopé de trente ans de prison et en a purgé dix. Il n’a pas voulu s’enfuir en 1940. S’ajoute à ces larmes de l’injustice et de la trahison, le constat amer de la destruction programmée de l’Histoire. Malgré la bibliothèque des Jeunesses libertaires constituée par les nombreux ouvrages accumulés pendant deux ans, tout ou presque a disparu. Il n’y a plus de trace, à part quelques pièces cachées à la sauvette par des militants locaux. « Franco a tout brûlé ». Lors d’une de ces visites retour récentes, dans le cadre d’une exposition, il retrouvera néanmoins avec beaucoup d’émotion un livre d’Elisée Reclus qu’il a acheté quelque cinquante ans plus tôt : « L’homme et la terre ». Il en a la chair de poule : « Tu ne te rends pas compte, tout ce qu’on voit maintenant, les inondations et tout ça, était déjà prédit par l’auteur ». Inouïs. L’avant-gardisme et l’émotion de retrouver la bible, autant que cela puisse être nommé ainsi.

Ange se tait puis reprend. Digne. Prêt à témoigner. Toujours prêt à bondir de sa chaise, direction la bibliothèque. D’autres ont écrit sur cette période maudite. Les livres sont là. En espagnol, en français. Il me les montre. Il tient à resituer le contexte. Il précise qu’au coup d’État de Franco en 1936, à Cheste, la Confédération nationale du travail (CNT) est complètement majoritaire. Les bourgeois, proches du dictateur, choisissent de fuir, abandonnent leurs terres et laissent les ouvriers sans travail. C’est ainsi que paradoxalement les collectivités anarchistes, ces groupes sociaux autogérés par l’ensemble des individus qui les composent, battent leur plein. 720 collectivistes travaillent en commun sans salaire, selon le principe du « véritable anarchisme ». Ange explique avec excitation : « chacun donnait ce qu’il pouvait, et touchait ce dont il avait besoin ». Ces collectivistes vivent sans argent et sans salaire. L’échange de services ou de biens se fait par l’intermédiaire de bons à utiliser en temps et en heure. L’accumulation financière est inexistante. La propriété, commune. La démonstration est ainsi faite quotidiennement que l’utopie est réelle. Réaliste. Il ajoute avec malice : « ils étaient déjà préparés par ce qu’on avait fait à l’Athénée ». Tout s’organise démocratiquement : « celui qui veut rentre, celui qui ne veut pas, ne rentre pas ». Il est fier. Ses yeux brillent. La joie de revivre l’instant est intacte.

En 1936 et jusqu’à la fin de la guerre civile en mars 1939, en tant que volontaire, Ange aide ainsi notamment à la distribution des denrées et « s’engage à 100% […] dans l’espoir d’éliminer l’exploitation de l’homme par l’homme ». Délégué à l’Athénée de Valence, il se fournit en livres, films, etc. Il ramène des trésors. Début 1937, le pont de Chiva, ville voisine, qui permet le ravitaillement des troupes de Madrid, devient la cible de bombardements franquistes. Alors pendant un mois et demi, Ange aide un ingénieur à construire des abris anti-aériens à Cheste. Par ailleurs, le village accueille des réfugiés, notamment de la province d’Aragón et de la ville de Saragosse, républicains anarchistes avant l’heure, écrasés par les phalanges fascistes. Ils viennent enrichir les pratiques collectivistes locales. « Cet apport a donné un essor extraordinaire », nourrit les discussions de l’Athénée où de plus en plus de monde converge. Se débattent notamment la trahison politique du parti communiste, son instrumentalisation des jeunesses anarchistes et socialistes, ses crimes… « Petit à petit, ça a été la vraie débâcle », déplore Ange qui enchaîne sur son amertume profonde : la force anarchiste espagnole a été bafouée et il ne se l’explique toujours pas. Il s’énerve : « Ni les communistes, ni les bourgeois ne tiennent à faire voir la grosse explosion de liberté qu’il y a eu en Espagne ! ». Il se sent trahi et, plus encore, blessé au plus profond de lui par tant de négationnisme, d’autant qu’il reste profondément d’actualité. Sa rage contre l’oubli en tant que système est virulente.

La débâcle et la faim

« Mon souci est de soulager des gens qui n’ont rien à se reprocher, qui sont victimes d’un fanatisme, quel qu’il soit ». Le premier fanatique à combattre, Franco, bien entendu. « Franco se mettait à détruire tout ce qui était humain et social en Espagne », insiste le vieux militant.

Alors, Ange et cinq autres jeunes du village décident de suivre les combattants de la 118ebrigade, dite Sebastián Vicente, de la région d’Aragón et abandonnent leur village en mars 1939, à la fin de la guerre civile, direction Alicante. Il a à peine 18 ans. Ange, ses deux copains, accompagnés de deux filles, embarquent à l’arrière d’une camionnette. Sur la route, les fascistes arrêtent les véhicules, vérifient les papiers. Aussi, pour forcer les barrages, les jeunes se cachent sous une bâche pendant que le militaire de la brigade tire a volo. La mitraillette gronde, le camion fuit. Tout au long du trajet. Ils survivent.

Alicante est alors reconnu port international duquel s’organise le départ des réfugiés espagnols vers l’Afrique du Nord. Des bateaux français et anglais doivent venir y chercher les 350 000 personnes qui fuient le fascisme. Un seul pourra entrer. Les autres n’accosteront pas, empêchés par les autorités franquistes qui ne respectent pas les accords signés avec la Société des Nations. Ange reste bloqué et passe deux nuits et trois jours sans boire et manger en attendant leur arrivée. Comme tous les autres. Beaucoup se tuent pour ne pas « tomber dans les mains de Franco », se jettent à l’eau, se précipitent du haut de pylônes opportuns. « Il y a eu des morts en pagaille », relève-t-il, la tête basse. Au troisième jour, la division Littorio, unité italienne aux ordres du dictateur, installe canons et mitrailleuses autour du port. Elle pose un ultimatum : « à 10h, on rase le port ; celui qui ne sort pas, on le tue ». La tension est à son comble. Les réfugiés sont alors emmenés au campo de Los Almendros (camp des Amandiers), encerclé par les militaires. Le souci du détail structure l’identité de mon narrateur. Alors il se plait à revisiter le moment : « Il y avait des amandiers, et comme c’était le mois de mars, il y avait des amandons [cœurs de l’amande], qu’on s’est mis à manger ». Avec tout le reste. Enfin. Tout le monde se régale. Le lendemain, ne reste que le tronc.

Au camp, au son des mitraillettes, ils sont séparés en groupes. Ange imite le bruit : « tantantantantan… ». Mime, presque. Il vit l’action. Certains essaient de s’enfuir. Sans doute en vain. Les femmes et les enfants sont amenés à la Place des taureaux, les gradés vont emprisonnés au Castillo de Santa Barbara, lui part pour le camp de concentration d’Albatera, au sud-est de Alicante. Le pire. Le voyage, plutôt court, une quarantaine de kilomètres, est dur et pénible. Dans des wagons à chevaux, « bourrés à bloc ». Arrivé à l’enfer, il restera encore deux nuits et deux jours sans manger. Ils obtiennent une boîte de sardines, un quignon de pain pour quatre, et un peu d’eau. Ils sont tous debout, les uns contre les autres, pas de place pour s’asseoir, en plein soleil. « Les gens un peu âgés ou malades tombaient comme des mouches », il pleure encore et se lève une nouvelle fois de sa chaise chercher un livre dans la bibliothèque, histoire de se dégager de la peine. Eduardo de Guzman a écrit un ouvrage sur l’événement. Trois tomes. Un minimum pour décrire avec précision l’horreur. Ange reprend son souffle. Il se rassoit et poursuit.

« De jour comme de nuit, ils nous appelaient, et il fallait qu’on se mettent en ligne », pour que les délégations phalangistes venues de chaque village espagnol identifient des républicains à fusiller sur le champ. Ils sont trois garçons, Ange avec ses presque 18 ans et deux autres âgés de 16 ans, « bien habillés » – détail important compte-tenu de l’élégance flagrante du vieux militant –, « présentent pas mal ». Autre détail majeur : à cette époque, la majorité est à 18 ans et les mineurs sont considérés comme irresponsables. Si bien qu’au bout de trois jours, ils décident de profiter de cette situation spécifique et de la pagaille créée par l’entrée et la sortie de tous ces gens, pour s’enfuir… par la porte d’entrée, bien gardée. Tout excité : « On a tenté le tout pour le tout, on est sorti par la porte et personne ne nous a rien dit ». Incroyable. Il rit.

La faim au ventre, ils se dirigent à pied vers la gare de la ville, à 500 mètres de là. À leur arrivée, ils se ruent sur une vendeuse d’oranges à qui ils achètent quatre kilos de fruits. Ils vont pour payer avec leurs liasses de « sous républicains », restés cachés dans la maison familiale dans un sac de jute par le bon soin de sa mère, particulièrement économe. Il m’en montre une, sortie du fin fond de son secrétaire. Il l’effeuille sourire aux lèvres. Il garde ces billets comme un véritable trésor de guerre. À se demander s’il ne croit pas que cet argent qui symbolise si bien la république espagnole ne pourrait pas un jour reprendre cours. On ne sait jamais… À revivre son histoire, le présent résonne avec le passé. Car, à la gare, ils s’entendent dire : « où vous allez avec ces billets ? Ils n’ont plus cours ! ». Ils ne savent pas encore que Franco a récusé la monnaie républicaine, au lendemain de la guerre. Leur argent ne vaut rien. Ému, Ange évoque le « premier geste de noblesse » qu’il vit sitôt après la prise de pouvoir du dictateur : sur le quai, la femme leur offre sans hésitation leur pitance. L’aristocratie de la solidarité. Ils prennent le train sans billet et sans encombre, vu la masse de transferts humains. Direction Cheste.

La résistance au fascisme

Arrivé au village, il rentre chez ses parents. Son père reste muet. L’escapade d’Ange n’est pas discutée. Il saura quarante ans plus tard lors d’un voyage de vacances, que le patriarche était parti le chercher à Albatera et qu’ils s’étaient croisés. Mère et père n’en ont jamais soufflé un mot : « tout ça a été enterré complètement ». Ange met ce silence sur le compte du respect mutuel : ses parents n’ont pas souhaité lui reprocher quoi que ce soit. Il ne souhaite d’ailleurs pas s’appesantir sur l’épisode. Sans doute la culpabilité d’avoir laissé derrière lui des parents reste-t-elle trop douloureuse. Encore aujourd’hui.

Réinstallé au village, il constate que les bourgeois sont de retour et reprennent possession de leurs terres. 30 républicains sont tués. 150 à 200 autres sont emprisonnés à Valence. « Quelque chose d’affreux ». Mon interlocuteur se retient. Il ne souhaite pas énumérer l’avalanche des impacts de l’horreur de la persécution. Sans doute l’ancrage de l’humilité. Les autres, de gauche comme lui, sont forcés à donner deux jours par semaine de leur temps en service gratuit : nettoyer l’église alors qu’ils ne croient pas en Dieu, et pour les femmes, cuisiner et nourrir les orphelins recueillis par l’assistance sociale. Pour les autorités, il est question de « payer les dégâts faits » à la commune. Ange, muni d’une grande échelle, est en charge de chasser les araignées nichées sous la nef et sous d’autres recoins du lieu sacré. Encore perché, en haut de l’échafaudage, il entend une fille du village tout en bas, lui crier : « ne tombe pas ! ne meurs pas ! ». Il oriente son regard vers le bas et rit. La situation lui plait. D’autant qu’Ange reconnaît avec humilité que pendant la révolution l’Église servait de dépôt de marchandises si bien qu’elle était restée dans un « état pitoyable ». Sa peine n’est en somme pas totalement innocente quoique absolument injuste.

Les 18 ans passés, il se fait initier à la fabrication de faux papiers par une jeune femme qu’il rencontre sur le lieu de ses ménages, la mairie. Elle travaille dans un bureau où s’organisent les autorisations de transfert, celles que réclament au niveau local les phalangistes. Ils veulent, dans leur village de naissance, faire venir pour les juger ceux qu’ils considèrent comme des traitres ou des terroristes. Aussi demandent-ils le transfert de personnes, recluses en camps ou en prison. Ces autorisations nécessitent quelques éléments logistiques. Et Ange a accès au matériel : « papiers à entête de l’armée de Franco » et tampon officiel. Il a déjà participé à la création du premier comité national clandestin de la CNT à Valence. Si bien que les infrastructures et les réseaux sont en place. Ses membres se réunissent de temps à autres dans la capitale locale. Objectif : sauver le maximum de camarades, les sortir de prison. Ils rassemblent des armes et s’organisent pour faire front à Franco dans la crainte qu’il s’allie avec les Allemands dans la guerre mondiale qui débute. Un ami anarchiste des Jeunesses libertaires, homonyme par le prénom, Angel Tarín, passé en France, entre dans le groupe antifasciste Ponzan, qui organise des passages clandestins pour aider des républicains en fuite à passer la frontière hispano-française. Ange, sans adhérer au groupe, s’engage quant à lui à réaliser des laisser-passer.

Il se souvient en particulier d’un ami de l’Athénée, du nom de José Hierro, arrêté à Alicante et emprisonné en tant qu’officier au Castillo de Santa Barbara. Hierro, son « père spirituel », le surnomme « Chabal », mot familier pour désigner un adolescent. Ange tente à deux reprises de le faire échapper de sa prison. Sans succès. Le gradé refuse de partir. Alors ils commencent à échanger des courriers. Sous de faux noms. Ils utilisent de l’encre d’« ébonite », une sorte d’encre sympathique. Plus tard, le procédé sera utilisé par beaucoup d’autres. Les prisonniers restés en Espagne et les fugitifs en France correspondront ainsi entre eux et avec leurs proches afin de les tranquilliser sur leur sort. Un moyen pour les auteurs de ces missives de déjouer les différents services de police espagnole mais aussi français pétainiste et allemands, de ne pas se faire repérer. En faisant chauffer les lettres près du feu, le lecteur peut en effet voir apparaître, entre les litanies de « sottises », des lignes délivrant le vrai sens des messages. Au moment où il invoque ce mystère, il se lève, se dirige une nouvelle fois vers son secrétaire d’où il sort un paquet de lettres ficelées. Il revient vers moi avec cet autre trésor. Le déflore. Défait la ficelle avec haute précaution. Me tend les courriers. Un à un. Méticuleusement. Ses mains tremblent. Il semble guidé par une mission. Celle de la mémoire. L’émotion monte. Des « monuments ». Ange insiste sur la situation de précarité de son correspondant et des détours qu’il a dû emprunter pour dénicher depuis sa cellule du matériau, papier en tout genre, tissu ou autre surface lisible, sur laquelle pouvoir écrire. Systématiquement ouverte et tamponnée par la censure, la feuille, trouvée par miracle et pliée avec soin, présente sur son recto les mentions alors obligatoires et écrites à la main : « Viva Franco ! Arriba España ! ». Il rit de l’aberration. En repensant à son ami, il ajoute d’un air triste : « pobre ! ». Et remballe le paquet avec empressement et le range. À sa place. Ces lettres resteront précieusement cachées à Cheste. Il ne les retrouvera qu’à son retour au pays 35 ans plus tard.

Petit à petit, au village, l’histoire de ses faits de résistance s’ébruite. Ange est en danger. De plus en plus souvent, rentré chez lui, quelqu’un l’attend et lui demande : « Angel, quelqu’un m’a dit que tu peux faire des papiers pour mon cousin »… Il sent que l’affaire tourne mal. On est en 1940. Il a la certitude que Franco va s’allier avec l’Allemagne et l’Italie dans la guerre contre les Alliés. Il va vers ses 19 ans et va devoir faire son service militaire. Mobilisé dans l’armée espagnole, il devra se battre « contre ses idéaux ». Il décide, avec trois autres camarades, de partir.

Il profite du circuit de passage clandestin qu’il a contribué à créer pour traverser la frontière andorrane. Le passage est épique. Avec deux de ses amis, dont Antonio Tarín, ils connaissent le mot de passe et la personne relais pour traverser la frontière avec de faux papiers. Ils se rendent à la Seo de Urgel dans l’après-midi. À la nuit tombée, le passeur leur indiquera le chemin. Ils attendent dans un hôtel avec leurs valises en carton. Elles sont encore aujourd’hui chez lui. Un souvenir, dit-il. Au moment et lieu du rendez-vous, l’homme leur indique le chemin qu’ils devront suivre et finir seuls pour se rendre en Andorre. Il explique que ce passage sera balisé de lumières, celles d’un mas, un peu plus haut, puis celles de la Farga, autrement dit la douane, et encore deux heures de marche plus tard, celles de l’arrivée, Saint Antoine sur Valira. En Andorre. Les trois jeunes hommes s’engagent. Ça monte. À la seconde lumière, la pluie tombe dru. Ils sont trempés. Ils se collent les uns contre les autres. Ils ont froid. On est en mars. « Un froid diabolique ». Ils sommeillent néanmoins un moment puis se remettent en route à la levée du jour. Ils entrevoient une troisième lumière et se croient en Andorre. Erreur. Ils tombent sur un garde civil, rebroussent chemin vite fait et remontent dans la colline. Plus loin, Ange distingue de la fumée. Il part en éclaireur. Il découvre une bergerie. Il frappe à la porte. Un homme lui ouvre. Le fait entrer. Il se fait griller de quoi déjeuner dans une cheminée gigantesque. « Je m’en souviendrai toujours ». Le jeune homme explique, angoissé, la situation. L’hôte, peu affable, lui demande de s’asseoir, d’attendre qu’il finisse de manger pour l’emmener. Il est avare de mots. Il enfile ses sabots, une cape et un chapeau noirs. Impressionnant. Ange va chercher les deux autres. Dans une confiance absolue, le sauveur monte, devant eux, sans jamais se retourner. Vieux, grand, « énorme », l’homme apparaît aux fugitifs comme « venant du ciel ». Ils marchent pendant une heure, une heure et demie. Ils souffrent, épuisés, ils se demandent s’ils vont arriver à suivre. L’homme ne s’arrête pas. Arrivé en haut, il leur indique un hôtel en Andorre. Ange sort 30 pesetas qu’il a en poche et lui tend. Le berger ordonne à Ange de garder cet argent. Il lui explique que son fils est emprisonné en Espagne et qu’il aimerait que d’autres comme lui fassent de même. L’homme rebrousse chemin et les laisse hébétés. Moment sublime. Ange pleure encore au souvenir de ce grand homme.

De là, il passe facilement, mais clandestinement, en France et arrive à Tarascon-sur-Ariège, à « Vicdessos exactement ». Ange rejoint le réseau Ponzan et s’engage une fois encore. Pendant un an, il fait trois voyages à Barcelone pour aller chercher des militants traqués, ramener du matériel de propagande antifranquiste et fournir des moyens économiques pour aider des familles espagnoles, toujours cachées sur le territoire. Lors d’un de ces voyages, il va voir le neveu de Hierro, avec « son propre désir » de voir s’il y a moyen de le faire sortir de prison. Le camarade n’est toujours pas décidé. La deuxième puis la troisième fois, il fait passer des républicains en France. Pour tous, le chemin est difficile, les pieds sont douloureux, les chemins escarpés, au point qu’une femmes parmi eux de peur se mettra à prier et qu’un autre, faisant allusion aux méfaits de la religion, et, histoire de blaguer, ajoutera « tout ça pour apporter le fascisme en France ! ». Il en rit encore aujourd’hui et continue sa narration.

Sa devise, « on est humain, il faut s’entraider, ne pas se traiter comme des ennemis », ce qui – il en est certain – lui permet d’échapper à toute forme de dogmatisme. Par exemple, l’anarchiste refuse d’être armé : « c’est contre mon principe ; je respecte la liberté d’autrui ; je ne me sens pas capable de tuer quelqu’un parce qu’il ne pense pas comme moi ». Au sein du groupe clandestin, on respecte ses positions. On le respecte tout simplement. Pourtant, il frise des dangers éminents. Certains, bombe et pistolet à la main, et lui, mains nues, passent à pied par les Pyrénées, traversent Andorre – Ordino à 1 300 mètres d’altitude, Les Escaldes à 1 050 mètres,… les cols s’élèvent à environ 2 000 mètres – font face à la Farga, le poste-frontière franquiste, et se dirigent, le plus souvent à Barcelone pour Ange, – vers Gijón pour quelques autres, à plus de 800 kilomètres de là. Ils risquent à tout moment d’être fusillés. Mais le respect de l’autre prime. Question d’humanisme. Il se demande encore aujourd’hui comme il a fait « pour être encore là ». « J’en sais rien », confie-t-il, troublé.

Travailler et manger

De retour définitif en France en 1941, il est embauché comme bûcheron à Rabat-les-Trois-Seigneurs, en Ariège, lui qui n’avait jamais travaillé aux champs, jugé qu’il était par sa mère comme « trop fragile ». Il commence à gagner un peu d’argent en même temps que deux de ses camarades continuent le rapatriement des antifranquistes. En coupant du bois, il attrape des ampoules aux mains. Il plaisante : « j’ai changé de dimension de manche ! Du crayon je suis passé à la hache ». Il n’a pas de papiers, pas de cartes d’alimentation. Ses patrons, les frères Lafitte, décident de régulariser la situation. Lorsqu’il décline son identité, le fonctionnaire orthographie « Tomas » avec un h. Ange ne dit rien – devient Thomas –, donne une fausse date de naissance et se vieillit de quatre ans. Il se fait naître en 1917 et non en 1921. Considéré comme déserteur en Espagne, il tombe en effet sous le coup d’un accord entre l’État français et l’Espagne franquiste. À cause de Pétain, Ange doit être renvoyé en Espagne, parce que jeune espagnol en âge de faire son service militaire. Il n’a en effet pas encore 21 ans. Ange va ainsi dépendre pendant des années de l’OFPRA, Office français pour la Protection des réfugiés et apatrides. Ce n’est que vingt-cinq ans plus tard, en 1965, au Tribunal de Grande Instance de Marseille et pour des raisons de succession familiale en Espagne, qu’il retrouvera son patronyme et sa date de naissance. Il me confie son livret de famille où tous ces détails sont gravés : 1917, 1921, Tomas, Thomas, l’arrêté du Tribunal… Les traces d’un stratagème qui forgent sa dignité davantage que son identité. En vue d’entrer en Espagne, Ange prendra la nationalité française en 1973 et récupérera la nationalité espagnole, après « la transition démocratique », en 1985. Aujourd’hui, il jouit donc d’une double nationalité après avoir vécu des années apatride.

En 1941, la nourriture est rare. Un jour d’hiver, deux mètres de neige sont tombés si bien qu’il est impossible d’avoir accès au bois, et encore moins de le couper. Inconcevable d’être payé pour un travail qui ne peut s’exécuter. Résultat : dix jours sans manger. Situation pour le moins critique. Lui et deux de ses collègues prennent les choses en main : « on s’est armés de courage, on a pris des sacs de jute, et on est allé au village voisin ». Par le biais du garde-champêtre et de son roulement de tambour, le maire, sympathisant, appelle à la solidarité avec une « poignée de réfugiés espagnols affamés ». Ils repartent avec trois sacs pleins de patates. Il pleure de nouveau à l’évocation d’une telle générosité : « on a vécu vraiment des situations extraordinaires ». La solidarité demeure une surprise quotidienne, tout comme l’acquisition de nouvelles connaissances.

Pour mieux illustrer ses propos, il cite non sans un malin plaisir une histoire arrivée à son ami Victorio Castan Guillen, membre du réseau Ponzan et des services secrets gaullistes, qui les rejoint fin 1940. Le militant anarchiste reçoit une invitation du gouvernement républicain espagnol en exil pour une réunion à Toulouse. Complètement démuni, il ne sait comment s’habiller. Un jeu s’improvise. On examine la taille du bonhomme. Ange lui prête une chemise « assez jolie », un manteau, « le pantalon non, c’est quelqu’un d’autre », des « souliers ». Castan revient avec 2 000 francs. « C’était une fortune extraordinaire ! », et, chose curieuse, les chaussures d’Ange se sont métamorphosées. Elles sont bien plus chics. En fait, le barbouze antifasciste a profité d’être hébergé dans un quatre étoiles pour laisser les godillots d’Ange devant sa porte de chambre et pour voler les mocassins flambant neufs de son voisin de palier. Il rit aux éclats. Mais là ne s’arrête pas la fête. Avec deux camarades, ils descendent à la ferme en bas du village et échangent la moitié du butin, 1 000 francs, contre un cochon. Un gueuleton inoubliable s’organise : « on a bu, on a chanté toute la nuit, nous qui étions affamés, avoir tout ça à manger… ». Cendrillon, ou presque.

C’est alors qu’on leur fait savoir que Rafael Huercio Rodrigo, dit El Ovejoro, mairie socialiste de Cheste pendant la plus grande partie de la guerre civile, ayant fui à Valence pour se protéger, perd la tête. Il risque de parler. Il est question d’aller le chercher et de le ramener auprès d’eux. Chose faite, il est transféré à Rians, dans le Var. Lui aussi est employé à couper du bois. Il écrit à tous les réfugiés du village les informant des nombreuses places à pourvoir. Il souhaite réunir tous les hommes de son ancienne circonscription dans l’espoir de rentrer ensemble « en victorieux » en Espagne après la guerre.

Ange, enthousiaste, se laisse emporter par l’idée et part pour la Provence. Avec 120 autres Espagnols, il est embauché par la SETAL, une société créée par un réfugié espagnol originaire d’Aragon du nom d’Albiac qui a choisi de sortir des familles entières parquées dans des camps improvisés par la France dans le sud du territoire. On n’en sort qu’avec une promesse d’embauche. Albiac fait ainsi sortir des Espagnols du travail forcé. L’affaire marche. L’entrepreneur importe l’huile d’olive d’Espagne, produit du charbon de bois, pour le gazogène utile aux camions de la Wehrmacht, présente à Marseille. Dans les charbonnières, Ange travaille « au service des Allemands ».

Il est payé à la stère de bois abattue et n’a pas de droit d’entrée et sortie. Il est un travailleur « contrôlé ». Mais, « là c’était bien », parce que toutes les semaines, il gagne un laisser-passer, obtenu par son employeur auprès des Allemands, et fait le voyage à Marseille, à 70 kilomètres de là. Il y achète au marché noir, des pantalons, des souliers, des livres, qu’il affectionne toujours autant, et des fausses cartes d’alimentation. Sa vie prend un nouveau tournant. Malgré le roulement parmi les ouvriers célibataires, pour des raisons de clandestinité, d’opérations spéciales, voire secrètes, tout se partage : les cigarettes, la boisson, les vêtements… Ange échange ses livres chéris achetés dans les librairies d’occasion contre des vêtements. Ils continuent à perpétuer la tradition communiste libertaire.

Ange revit un épisode pour le moins délicat de cette période. Il lance : « c’est génial ! ». Génial dans l’absurde, oui. Chose inimaginable, Albiac invite le commandant allemand de Marseille à dîner et demande à Huercio de cuisiner une paella. Le militaire repu et ravi demande alors au chef des lieux de lui désigner l’auteur du festin. Il souhaite le féliciter en personne. Rafael s’exécute et retourne auprès des autres ouvriers, assis sur des lits pliants sous des tentes. Ange se souvient de son ami en pleurs : « ce cabrón d’Allemand ! et dire qu’ils sont la cause de la destruction de ma famille ! ». Se faire remercier par son ennemi… inconcevable. Ange ajoute en pleurant à son tour : « il était désespéré ». Et dans un souffle inaudible, il ajoute que ce fin cuisinier a laissé sa femme et ses trois enfants là-bas. Si loin. L’horreur de l’indicible est proche. Il philosophe : « Il y a des misères qui ne semblent pas possibles ».

Fin 1941, Albiac achète une autre coupe de bois à St-Zacharie dans les Bouches-du-Rhône, non loin de là, qu’il dédie aux Espagnols de Cheste, jugés trop revendicateurs, contestataires. Ange suit le mouvement. Il y continue ses activités clandestines. La tension monte. Heureusement, il a demandé la protection du Mexique et s’est inscrit, depuis son arrivée à Rians, sur la liste d’embarquement pour cet État, de tradition zapatiste, allié de longue date aux Républicains espagnols. Il cherche depuis longtemps à partir.

La Corse, synonyme de belle vie

À partir de 1942, l’Allemagne a besoin de travailleurs pour remplacer ses ouvriers mobilisés sur le front russe. Elle est de plus en plus exigeante en main d’œuvre. La police française multiplie les arrestations et les rafles. Elle cherche à envoyer de la main d’œuvre étrangère de l’autre côté du Rhin. Elle passe dans les restaurants, les hôtels… les policiers interpellent les premiers trouvés. Étranger, a priori hostile au régime, Ange correspond au profil-type à arrêter et à déporter. Il sera arrêté trois fois. Une nuit, lors d’une de ses escapades à Marseille, après avoir raccompagné une copine à la Belle de mai, Ange se retrouve sans tramway de retour. L’heure est tardive. C’est le couvre-feu. Il entend un coup de sifflet. On l’arrête. Il décline identité, métier, etc. La routine. Il est bien habillé pour un bûcheron. Les policiers ne le croient pas quand il dit où il travaille. Ils le gardent pour la nuit. Un d’entre eux lui demande de montrer ses mains. Il tâte les durillons sur les doigts de Ange. Il confirme sans conteste la thèse du métier du bois. Il est libéré. Ange est arrêté une autre fois. Ils se retrouvent quatre-vingt à « l’Évêché », le commissariat de Marseille. Ange croise un toréador espagnol qui doit participer le dimanche à suivre à une course de taureaux en l’honneur du commandant allemand de la ville. Ne parlant pas un mot de français, cette vedette demande à ses codétenus d’intercéder en sa faveur. Les policiers, voulant éviter des complications avec les forces d’occupation le libèrent. Muni d’une liste fournie par ses codétenus, le toréador se rend au consulat mexicain. Le Consul du Mexique, Gilberto Bosques, vient en personne au commissariat faire libérer les détenus comme étant sous sa protection et en attente d’un départ pour le Mexique. Il était temps. Car dans l’intervalle, tous les détenus sont mis à nus. Au sens propre comme au sens figuré. Photographie obligatoire. Il s’agit pour les forces de police d’établir des fiches anthropomorphiques avant le départ des détenus pour la gare de Compiègne, antichambre des camps nazis. La chance encore. Ange attend alors le prochain bateau pour le Mexique qui tarde à se mettre en place. Il sent que l’étau se resserre. Ange ne franchira jamais l’Atlantique.

Il choisit de traverser la Méditerranée, direction la Corse. Au Cardinal, un bar situé sur le cours Belzunce à Marseille et QG des anarchistes espagnols, il rencontre un camarade qui revient de l’île de beauté et lui affirme que la situation y est plus calme. L’occupant italien « s’en fout de la guerre ». Le calcul est vite fait. Avec dix autres, dont quatre du village, il embarque. Il a 21 ans. Il y restera trois ans.

Il arrive à Sainte Lucie de Porto-Vecchio et y coupe du bois pour le maire, Pierre Andreani. Il a du mal à se faire payer. Le magistrat tire sur la corde. Ange, le plus dégourdi en français pour l’avoir appris à l’école, descend au village et demande alors fermement son salaire en menaçant de grève. En vain. Après quelques jours d’arrêt de travail, le patron monte et les menace d’un fusil. La situation est tendue. Ils finissent par être payés en échange de la fin de la coupe. Ils obtiennent même un certificat de bonne conduite. La tâche finie, ils partent pour Ghisonaccia, dans la plaine orientale. À partir de 1943, les relations maritimes avec le continent sont coupées. Il n’y a plus de ravitaillement. Tout manque. Les ouvriers ne dénichent à manger que de la farine de châtaigne et de maïs. Matin, midi et soir. Et encore, quand ils trouvent à en acheter. Il faut parfois tracer quinze ou vingt kilomètres à pied à travers la campagne pour se fournir. Ils en souffrent. Ange attrape le paludisme. Il passe à deux doigts d’en mourir. Au même moment Berdaguer, un réfugié politique appartenant au mouvement de Francesc Macià[1], cache dans les environs de Bastia l’auteur d’un attentat anarchiste à Barcelone en 1913. Recherché par la police internationale, il se crée une couverture et monte une usine de bobines de fil. Ces bobines sont à l’époque fabriquées en bois, et Ange et ses camarades se mettent à travailler pour le fugitif. Ils déménagent dans un hameau entre Sorbo Ocagnano et Castellare di Casinca. Berdaguer leur présente un ingénieur des ponts et chaussées du nom de Puccinelli qui loue un terrain dans la plaine de la Padula, juste au pied du hameau, au sud de Bastia. Il leur propose d’en cultiver la moitié. Ils y feront du maraichage en même temps que la coupe du bois, jusqu’à la cesser complètement. Leur vie change. Haricots, artichauts, maïs, tomates, se battent sur la table de ces Espagnols en exil.

Parallèlement et depuis son arrivée sur l’île, Ange s’engage dans le maquis. Il milite auprès des résistants corses dans le groupe de Paul Semidei. « Par le fait de créer la liberté », plus que pour libérer la France en tant que telle, Ange continue à affirmer ses idéaux : la lutte contre l’envahisseur totalitaire. Avec sa voix toujours malicieuse et son sourire permanent, Ange précise : « On ne faisait pas grand’ chose. […] On a foutu quelques coups de pétard sur les camions ». Avec les Corses ils préparent l’expulsion des Italiens et de quelques Allemands. Ils font passer des résistants venus d’Afrique du Nord, arrivés par bateaux de fortune, les cachent chez eux dans la colline.

En septembre et octobre 1943, la Corse est libérée par les résistants, les Italiens retournés et les « Français libres ». Le groupe d’Ange souhaite fêter l’arrivée de ces troupes françaises venues d’Afrique du Nord. Étonnamment monte du campement le son de tangos, en espagnol. Hormis deux d’entre eux – un gradé et un conscrit –, ces soldats français se révèlent être à la fois des Pieds Noirs descendants d’Espagnols immigrés en Afrique du Nord et pour beaucoup des combattants républicains espagnols partis au lendemain de la guerre civile, notamment depuis le port d’Alicante. La fête est à son comble. Des Espagnols se sont retrouvés.

Les Américains, qui constituent le gros des forces alliées, transforment l’île en « porte-avion » et y préparent le débarquement de Provence. Ils vont permettre de développer la production de légumes. Ange passe la vitesse supérieure : « c’était fou ! ». Ils ont leurs camions emplis de boîtes de conserve. Ils ne connaissent pas la fraîcheur des aliments et en pâtissent. Aussi ils viennent voler « toutes les tomates ». Ange et ses camarades n’apprécient pas la fourberie. Alors, ami avec quelques Mexicains de l’armée alliée et toujours prêt à arrondir les angles, il se fait introduire auprès du commandant et discute. Il négocie la présence jour et nuit d’un gardien du champ de culture de tomates et la fourniture quotidienne de deux ou trois boites de conserve de cinq kilos de viande en échange exclusif de deux ou trois cagettes du fruit rouge tant convoité. Il s’amuse à se souvenir de l’accueil qu’il réservait quotidiennement à ces soldats américains : « ok ? not good ! not good ! one moment ! ». Et se régale à l’idée qu’il gagne encore et encore plus de victuailles. Du lard, du corned beef, … C’est l’opulence. Ombre au tableau : son père meurt en 1944 pendant son séjour sur l’île. Il l’apprendra par un camarade qui reçoit des nouvelles du village. Sans commentaire.

La France et le coup de foudre

En 1945, une chose est claire : hors de question de retourner au pays tant que Franco est vivant, histoire de « prouver aux démocraties que le dictateur connait des opposants à son régime ». Ce serait se soumettre, le reconnaître. Alors, Ange envisage de retourner en métropole. La chose va être plus ou moins aisée. Il a toujours des amis espagnols… Parmi eux, Antonio, dont la mère, Carmen Diaz, ancienne cantatrice renommée de Madrid, est mariée au commissaire divisionnaire de Bastia, M. Jean Dumey. Enhardi par la fierté, il précise : « il avait toute la Méditerranée sous ses ordres ». Antonio, d’un tempérament un peu violent, se bagarre avec un Américain qui le laisse pour mort sur la chaussée. Ange sauve le blessé. Carmen lui confie alors son fils, en espérant le délivrer de cette ambiance chaude. Elle va alors prendre Ange sous sa coupe et arranger son retour sur le continent. Sur le premier bateau, la tentative échoue car les autorités se rendent compte qu’il n’est pas français. La colère emporte Carmen. Son mari fait un scandale. Si bien que l’anarchiste, converti à la résistance corse, part par le second bateau.

Ange arrive à Marseille. Il se dirige instinctivement vers le Cardinal. Il y rencontre Lazarro, un réfugié portugais habitant Méounes. Y ayant acquis une colline de bois, il cherche des bûcherons. Ange part immédiatement avec quatre autres Espagnols venus comme lui de Corse. Il travaille à Planeselve, sur les hauteurs. Au village, à part le bois, « il n’y a pas grand’ chose », hormis l’élevage des vaches. Pourtant, Ange ne va pas perdre son temps. Avec un air tout à fait espiègle, Ange ne cache pas son attrait pour et par les femmes. Lazarro lui signale : « il y a une fille à Méounes qui est une merveille, il faut que je te la présente ». Elle est fille de laitiers. Les Griseri. Des Piémontais. Toujours avec superbe : « La laiterie la plus importante de tout le Var ». La rencontre se produit à l’automne, à la Fête de Néoules, le village mitoyen. À se remémorer cet instant, il a la chair de poule. L’émotion est totale. « Je sais pas. Je sais pas. On s’est trouvés. Ça a été vraiment… ». Ils se prennent par la main, et l’affaire est conclue. L’amour est là. Avec elle, c’est différent des autres. Il sent quelque chose de « noble ». Il se jure fidélité pour Jeanne. Elle a 22 ans. Lui, 24.

Les parents de Jeanne, en particulier sa mère, très pieuse, n’apprécient guère la réputation du jeune homme. « J’ai toujours aimé danser », confie-t-il, si bien qu’Ange s’entoure facilement de « filles » et s’autorise à être un séducteur aguerri. Il rit. Sa future belle-mère le rejette. Elle empêche Jeanne de sortir. Elle ne veut pas « donner » sa fille à un réfugié politique espagnol. Mais la jeune femme s’entiche de ce libertaire encore en pleine action pour mettre à bas le régime franquiste.

Pendant un an, les deux amants se refusent à vivre ensemble par respect pour les Griseri. Avec Rafael Huercio et quelques autres, Ange continue à vivre à Méounes et travaille à la tâche aux Aiguilles de Valbelle. Plus tard, à Marseille, où Jeanne vient de temps en temps, il fabrique des chaussures, vendues au noir sur le port. Des sandales en raphia, inspirées par celles fabriquées par son père et par tous les paysans de son village. Il me montre une paire miniature, me décrit par le détail son mode de production. Inédit, bien sûr. Un samedi matin, la rage saisit Jeanne. Elle profite de la présence dominicale d’Ange, prépare sa valise et décide de s’enfuir avec l’homme de sa vie, par le car du lundi matin. Ils restent une semaine dans la capitale phocéenne. Se promènent sur la Canebière. Se font prendre en photo. Se régalent… Et se décident à rentrer à Méounes. Ils sont reçus à bras ouverts, « avec beaucoup d’amitié », à tel point que Jeanne soulignera que sa mère finit par préférer Ange à sa fille.

Travailler sans se trahir

Début 1947, Ange et Jeanne se marient à la mairie de Marseille. En toute simplicité, avec deux témoins. Ils n’ont pas d’anneaux à échanger. Pas de quoi organiser une grande fête. « Pas de champagne ! ». Leur voyage de noces : le château d’If. Pas de quoi faire mieux. Il rit. Jeanne garde sa nationalité. Si bien qu’Ange peut légaliser son commerce de chaussures, qui commence à prendre de l’ampleur. Il est si fier qu’il se lève, se dirige vers son secrétaire, en ressort le tampon officiel « chaussures et articles en vente libre ». Il peut vendre sa production et émettre des factures. Il rit de l’aubaine. Il porte les chaussures à Paris. Le jeu en vaut la chandelle : les sandales sont vendues 500 francs la paire à Marseille, 1 200 à Paris. 300 paires dans ses valises, il se rend à la capitale en train, direction la Samaritaine, Bailly,… mais aussi la CNT. La demande est croissante. « Ça a été un moment très faste », pour Ange mais aussi pour ses collègues – des occasionnels, pour la plupart des femmes, qui viennent prendre la matière première chaque matin, la travaillent chez eux et rapportent le produit fini quelques jours après. En suivant le système libertaire, chaque fabriquant de chaussure perçoit la valeur de la vente. L’unité est le mètre de corde tressée. Il n’y a pas de plus-value. Pas de bénéfice. Pas d’accumulation de richesse monétaire. Ils reproduisent la « collectivité libre ».

Leurs deux premiers enfants, José et Antoine, naissent successivement en mars 1948 et novembre 1949 à Méounes dans la ferme des grands-parents maternels. La petite famille vit dans un meublé marseillais d’une pièce, rue du Petit-Saint-Jean, partagée avec un couple d’Espagnols, Pilar et Vicente, les témoins du mariage, les amis les plus proches. L’endroit est exigu. Mais la solidarité règne entre les républicains espagnols nombreux dans l’immeuble. En outre, la mère de Jeanne prend souvent les garçons à la campagne, ce qui leur permet de courir, de respirer, de vivre. Ils s’en souviendront longtemps. Suivant la saison, et malgré la volonté indéfectible de l’anarchiste, le couple tire la langue. Quand les sandales ne sont pas achetées, l’argent ne rentre pas. Alors pour payer le loyer, il faut mettre des stratégies de contournement en œuvre. Jeanne et Pilar vont chercher la nourriture à bas pris, en fin de marché, à La Plaine ou rue Longue des Capucines. Cela ne suffit pas. Une fois encore, la belle-mère d’Ange prend les devants et évoque l’opportunité d’aider le couple à acquérir une alimentation ou un bar à Méounes. Plutôt que d’investir dans un appartement plus grand à Marseille, Ange choisit l’option commerciale, bien que ce soit contraire à ses idées. Par pragmatisme. Il exclut toutefois le bar. Il ne souhaite pas arracher de l’argent à quelqu’un qui se saoule et dont les enfants sont « en train de crever de faim ». L’aventure de « l’alimentation » commence dans cet esprit : de l’argent contre de la nourriture. Le juste prix pour manger. On est le 6 janvier 1950.

Parallèlement, Ange travaille « à droite et à gauche ». Il taille et pioche la vigne. Il aide ses beaux-parents à la laiterie l’après-midi. Deux à trois fois par semaine, il descend l’après-midi en bus à Soliès, un peu plus au sud dans la vallée du Gapeau, dans le but d’acheter à la criée des légumes pour l’alimentation. Tant qu’il n’aura pas de véhicule, il remontera en camion en profitant de la tournée de son beau-frère laitier. Malgré la concurrence – en 1954, il y a quatre autres alimentations au village pour 465 habitants –, la boutique fonctionne à plein régime. En 1962, Ange passe le premier en libre-service. Affluent des clients de Signes, de Néoules… Il rentre le soir et Jeanne lui annonce avec exaltation les recettes du jour : 600 francs ! Une fortune pour l’époque. L’heure est au soin de la famille. Ange ne renie en rien ses idéaux mais les met au service du cocon qu’il a créé. Il considère qu’il « se doit à eux tout en faisant le plus humainement possible ce qu’il y à faire pour les autres ». Il opte pour un militantisme de proximité. Plus calme.

Le militantisme familial

Pendant quelques temps, Ange est Secrétaire de propagande des Jeunesses libertaires à Marseille. Il participe au tirage de leur organe de presse, le journal Ruta. Il souscrit à de multiples journaux et adhère à plusieurs organisations anarchistes nationales ou internationales. Mais là n’est pas l’essentiel. Avec beaucoup d’humilité, il explique son intégration politique à Méounes. « Il est inutile d’essayer de discuter avec quelqu’un qui n’a pas de souches libertaires ». L’anarchiste n’essaie donc pas de mettre en avant ses idées politiques, en participant à des manifestations ou en adhérant à des organisations politiques locales. Il ne cache pas pour autant ses opinions.

À l’alimentation, il prend le parti défendu par Sébastien Faure, son idole : « en parlant avec des gens, quand tu essaies d’être humain, tu es apprécié, et c’est suffisant ». Il met en place un système de carnet qui permet aux clients de payer quand ils peuvent. Il lui arrive parfois d’offrir des pommes de terre et des pâtes. Par humanisme. Il se forge la devise d’aider et de lutter contre la faim au village. Et il est récompensé. Très estimé par sa clientèle et plus largement par les Méounais. Y compris « par les gens de droite, toujours à l’église… ». De plus, il est le mari de l’enfant du pays, celle qui autrefois livrait le lait de porte en porte. Le respect s’impose.

Seul M. Niccoletti, passionné d’histoire et antiquaire de Méounes, lui « envoie des pointes ». Devant la boulangerie, Ange croise un moine de la Chartreuse de Montrieux qu’il connaît bien. Ce religieux fait partie d’une communauté catholique qui possède un élevage de vaches. Or, la communauté a besoin d’un taureau et il s’avère que l’élu appartient au père de Jeanne. Cela crée du lien. Ange, vêtu de sombre, est donc en train de parler à ce moine habillé en blanc quand tout à coup M. Niccoletti, alors correspondant du journal régional, tire un cliché de la rencontre publique. Quelques temps après, l’antiquaire montre au commerçant, son voisin devenu son ami, la photo publiée. Il commente sa légende : « regarde ! Ombre et lumière ». Il se demande qui des deux représente vraiment la lumière. Ange représenterait le Diable… Les ténèbres ? C’est tellement mal le connaître qu’Ange en sourit encore.

Un autre, M. Leprince, secrétaire de Mairie, apolitique, devient « sympathisant » anarchiste. Après plusieurs conversations, et quelques lectures de choix, il accepte les idées véhiculées par Ange.

Mieux encore. Louis et Christiane Piotin, respectivement professeur de physique-chimie et de mathématiques, domiciliés à Méounes, donnent des cours particuliers à José, le fils ainé du couple. Les progrès sont flagrants. En outre, Michel, le troisième, né en mars 1956, souffre de tuberculose. Il peut échapper au sanatorium grâce à l’air pur du village à condition que l’enfant fasse deux heures quotidiennes d’exercice en extérieur. Les Piotin, sans enfant, prennent alors le petit sous leur protection. « Des gens extraordinaires ». Une complicité se crée entre les deux couples. Les deux hommes deviennent des « frères », partagent tout. Pourtant Louis est plutôt de droite. Ange l’accompagne dans ses conférences d’astronomie, dans son installation du relais local de la télévision… au point d’en devenir jaloux, un sentiment qu’il n’affectionne guère. Il lui avoue tant il admire son niveau de connaissances. Le savant propose de partager son terrain et ses projets de construction à Beaumarran. Tiens ! Cette ironie urbanistique demande à être relevée. Beau, marrant. L’appel de l’ange. À l’époque, les Piotin n’ont pas les moyens d’acheter seuls. Ils proposent à Ange et Jeanne de partager le coût du terrain. En 1980, le couple passe le pas et fait construire la villa où Ange vit aujourd’hui. Les clés de chaque maison s’échangent. La confiance est totale. Ange apprendra par hasard que Louis est ce fameux gradé arrivé en Corse avec le bataillon d’Espagnols en 1943. L’ironie du sort…

Franco et après

Revenu dans son village en 1974, Franco déjà dans le coma et le changement vers la démocratie en cours, Ange apprend avec désespoir que ses parents ont souffert, son père est resté sous surveillance, le tout en gardant le silence. La peur de forger la révolte chez leurs enfants et de reproduire la souffrance régnaient. Tout le monde a accepté la situation « avec beaucoup de patience ». Avec émoi et inspiration, Ange insiste sur le fait que Cheste est devenu le village dans le monde où se concentre proportionnellement le plus d’espérantistes. On y relève des locuteurs dès 1909 : un paysan Francisco Mañez a appris la langue et l’a implantée dans la localité. Ces précurseurs sont convaincus que l’Esperanto permet aux jeunes de communiquer avec le monde entier, de sortir de l’oubli, de l’ombre[2]. Parmi eux le tío Sargantana, qui a payé son engagement par des années d’exil et n’est rentré au village qu’en 1931, à l’avènement de la Deuxième République. Ange va à sa rencontre. Lui qui vient d’arriver au village, après 35 ans d’exil, attend ce moment de longue date. L’espérantiste est alors assez âgé. Ils s’embrassent, se congratulent. Au moment des adieux, l’homme le raccompagne à la porte et lui jette : « Ange, je t’apprécie beaucoup mais… excuse-moi, je ne voudrais pas trop que tu viennes me voir ». Ange est dévasté. Il comprend que le vieil homme a peur que la fréquentation d’un réfugié venu de France n’éveille des soupçons. Ne fasse croire que des attentats soient en train de se monter. Le militant qui me parle insiste avec douleur sur le machiavélisme de Franco qui a réussi à contaminer la population à un point tel que la peur la tenaille. « C’est abominable ».

En 1975, quand Franco meurt, Ange pense que le drapeau républicain va être hissé partout en Espagne. « La mort de Franco représentait le retour de la démocratie » et il précise « la démocratie républicaine, pas la démocratie monarchiste ». Dans la presse anarchiste, le roi est considéré illégitime, simplement imposé par le dictateur. Alors, avec la nomination de Juan Carlos, c’est la déception. L’esprit de révolte n’est plus là. Des arrangements politiques s’opèrent et laissent Ange pantois.

Pourtant, il ne croit pas que le fascisme soit latent, quotidien. Qu’il faille rester vigilant. Ange se dérobe, opte pour l’optimisme. Il emprunte un langage imagé : « on dit que la liberté, c’est un peu comme une étoile, alors tu marches, tu marches, tu avances, tu ne la vois pas, elle n’est pas là, elle est toujours plus loin ». Il s’emporte : « L’anarchisme ne connait ni commencement ni fin ; c’est une évolution constante de l’esprit humain et de la connaissance de l’être humain ». Dans son élan, il lance : « c’est par l’intelligence du rapport humain, qu’on va à petits pas vers cette lumière qu’est la liberté de l’homme, sans oppression vis-à-vis d’autres ». Il est certain que cette évolution est en cours. Qu’elle se produit. Qu’elle est inévitable. Inépuisable. Sa conviction est virale. Je suis abasourdie. Conquise. Contaminée. Il continue. De fait, avec ou sans les anarchistes, « avec secousses peut-être, ce qu’on appelle la révolution », les idées libertaires avancent. Et il égraine avec forte conviction des dizaines d’exemples d’évolutions sociales : la fin des mariages arrangés, la révolution vestimentaire, l’émancipation féminine…

La passion du vieil homme est foudroyante. Pour illustrer sa foi, il explique qu’il lui arrive souvent de faire remarquer à quelqu’un qu’il a de beaux yeux. La personne, toujours surprise, rétorque avec interrogation : « vous faites toujours des compliments ! ». Et Ange assume. Il tient à relever ce qu’il y a de beau dans l’être humain. Cela vaut pour les yeux et pour le reste : la vraie nature de l’être humain. Par ce don, il pense changer les relations humaines : « J’ai toujours essayé de ne pas tomber dans l’extrême car je suis convaincu de l’adage “je pense donc je suis” et je me dis que c’est par l’aide mutuelle qu’on arrivera à changer quelque chose ». Son humanisme est infini.

Sa conviction ne connaît qu’un bémol : « on ne peut pas vivre l’anarchie dans un régime capitaliste ». Rien moins que ça. Ange renchérit : « L’argent, en tant que capital, finit par tout pourrir ». À coups de Proudhon, Bakounine et Kropotkine, il peste sur ce système qui crée de la bureaucratie, génère de l’empêchement lié aux diktats de la rentabilité financière. Il condamne tous les discours rationalistes sur le chômage et demande « pourquoi rester sans travail alors qu’il y a tant de choses à faire ? ». Il rejette les lois édictées par le libéralisme et y oppose la valeur que représentent en tant que tels les besoins de l’être humain. Il dénonce le machinisme, la robotisation qui ont vocation à éliminer l’être humain, et donc à l’opprimer. Il déplore l’individualisme ambiant. Et il relativise aussitôt. Il n’aime décidément pas évoquer ce qui est négatif dans l’être humain.

Je cherche à approfondir les tranchées de ses ennemis. À le faire maudire. Ou toutefois à le faire parler franchement, sans hésitation ni tergiversation. Un autre bémol féroce émerge : l’église, quelle qu’elle soit. « Tout commandement corrompt », affirme-t-il. Et instinctivement il établit le lien avec la tyrannie. « Sitôt qu’on est puissant, majoritaire, on ne respecte plus rien ». Et à titre d’exemples, il cite à la volée Hitler, Salazar, Mussolini, Franco et « de l’autre côté », Tito, Staline. Enfin. Il s’empresse : « ils se croient omnipotents, les maîtres absolus : celui qui se soumet à ce qu’ils disent ça va, sinon c’est un ennemi… ». La machine est lancée : « quand on arrive à ça, c’est le néant absolu ». Et alors il justifie son obsession de garder son esprit libre, pour avoir la tête froide et nourrir son esprit critique.

Quelque chose laisse résolument Ange amer : l’omerta mondiale sur le succès de l’utopisme libertaire espagnol. Il dénonce l’acharnement des démocraties anglaise et américaine, libérales, à oblitérer l’histoire. Il se retient à plusieurs reprises de régler fermement ses comptes avec le Parti communiste, devenu l’ennemi principal. Plus largement, il dénonce les nombreuses entreprises de mystification ou de dépréciation des avancées produites par les anarchistes espagnols. Il parle de crime quand il dénonce les mensonges des uns et des autres. Il pleure à l’idée que des enfants aient été trompés par le régime franquiste sur les activités de leurs parents, trahis, décriés comme voleurs ou meurtriers alors qu’ils se sont simplement réappropriés les terres abandonnées par les pro-fascistes ou ont réparti égalitairement les richesses. Le chagrin survient encore à l’évocation des ripostes parfois surprenantes, déstabilisantes, troublantes, de certains enfants de réfugiés espagnols qu’il a connus ou sur lesquels il a témoigné. Les retours de bâton sont sévères. On lui en veut de révéler la misère, les crises, la torture psychologique et physique et ses impacts. Il en est désarmé.

Et parce qu’il excelle à garder espoir, de façon plus légère mais ancrée, il développe une longue thèse sur les 50 000 façons de cuisiner le riz et sur la spécificité de la paella valenciana, uniquement à base de viande. Il garde une nostalgie profonde de sa région et de ses pratiques. Anarchistes et culinaires.

Apprendre et toujours transmettre

Aujourd’hui, Ange continue à manifester son engagement. À l’image de sa chemisette et de sa moustache fine en U inversé, toujours impeccables. Il lit toujours autant même s’il regrette farouchement de ne plus pouvoir déchiffrer que les gros titres. Il ne renonce pas à acheter des livres. Toujours plus nombreux. Il reste à l’affut des dernières publications, me fait remarquer une brève dans VarMag faisant état de la sortie en mai 2014 d’une BD consacrée à La Nueve. Il trouve l’initiative remarquable. « C’est tellement rare ». Abonné à des journaux de toutes sortes, et en particulier anarchistes, adhérent de multiples organisations libertaires, nationales ou internationales – dans ses deux carnets d’adhésion à la CNT, dont un date de 1948, on distingue chacun des soixante-six tampons annuels dans les petites cases prévues à cet effet –, il garde un lien étroit avec des maisons d’édition, des lieux d’archives et se prête volontiers au témoignage sur la guerre d’Espagne : auprès de journalistes qui le sollicitent ou vers lesquels il se fait connaître, ou lors de conférences, à l’université, au lycée, quand on lui demande. Le vieux militant écrit quelquefois, pour garder mémoire, en particulier des articles sur des camarades aujourd’hui décédés. Il affectionne particulièrement d’endosser le rôle d’entremetteur, entre artistes, militants, personnalités… Sa soif de voir la « fluidité » entre les êtres agir n’a pas de limite. Il reste toutefois humble. Il ne se considère pas un « militant de premier ordre ». Ou pas aussi important que…

À son âge avancé, il se plie en quatre, au sens figuré comme au sens propre, dans le but de libérer les paroles libertaires. Il manifeste vertement son impatience de voir l’utopie libertaire réhabilitée. Il compte sur les nouvelles générations espagnoles qui veulent savoir ce qui s’est réellement passé pendant le franquisme. Il parle d’« explosion de livres » qui sont en train de retracer en Espagne les calamités perpétrées par Franco, au nom du Cristo Rei (Christ Roi en français). La hâte le tient d’exhiber les poubelles de l’Histoire pour que « ça ne recommence jamais ».

Joelle Palmieri, octobre 2014

[1] Pour en savoir plus : Maseras Alfons, 1932, La Nostra gent. Francesc Macià, Barcelone, ‪62 p.

[2] Pour en savoir plus : Centassi René et Masson Henri, 1995, L’homme qui a défié Babel, Paris : Ramsay.

4 réflexions au sujet de « Ange Tomas : « Créer la liberté » »

  1. Bel hommage à notre compagnon qui vient de nous quitter . Celui ci restera à jamais dans nos coeurs et mémoires. Anarquia !

    Anarchistes Varois

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