Le soin : à quand un bien commun ?

Je suis déçue. La dépolitisation va bon train et avec elle l’oubli de valeurs comme la solidarité, le débat, le libre arbitre, l’action collective, davantage vus comme sources de conflit – et par analogisme pervers, de violence – que comme richesses humaines. La course à l’individualisation des problèmes, qu’ils soient économiques, sanitaires, éducatifs, juridiques, etc., m’entoure et augmente mon malaise. La légitimation de l’idéologie du « développement personnel », incluant la quête de l’« estime de soi » et le dogme de la « volonté personnelle », m’étouffe.

En guise de surcouche à mon désarroi, le gouvernement français dévoile, le 23 octobre 2019, une « Stratégie de mobilisation et de soutien aux aidants portant sur la période 2020-2022 »[1]. Dans ce plan, en 17 mesures, on parle de « dédommagement défiscalisé [des aidants] », de « congé indemnisé » limité à trois mois maximum sur l’ensemble de la carrière « rémunéré 43 euros par jour pour les personnes vivant en couple et 52 euros pour une personne seule », sans que les conséquences nocives sur lesdits aidants soient commentées. Même si on lit dans cet opus que « 57% [des aidants] sont des femmes », d’ailleurs la seule mention qui est faite du rôle des femmes dans le soutien aux aidants, la réalité est tout autre.

L’assignation historiquement attestée des femmes aux soins des autres (éducation, santé, nutrition), ses conséquences sur l’inégalité des rapports sociaux entre femmes et hommes et ses stratégies de banalisation résonnent sans cesse dans ma tête. Sandra Laugier soulignait il y a peu : « L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités [de soin] et de ces préoccupations hors de la sphère publique, les réduisant au rang de sentiments privés dénués de portée morale et politique »[2]. En commentant le plan gouvernemental, Emmanuel Hirsch, professeur d’Éthique médicale à l’Université Paris-Sud, président du Conseil éthique recherche et intégrité scientifique de l’Université Paris-Saclay, atteste cette dérive sans fin :« Le proche acceptant les missions de l’aidant doit ainsi découvrir dans un premier temps sa place et définir sa mission qui ne consiste pas prioritairement à assumer les actes relevant d’un savoir, par exemple celui du soignant »[3]. Selon lui et ses confrères, aider, c’est aimer. C’est tout. La chose ne se discute pas.

De fait, plus le rôle social de gestion du foyer, inégal selon qu’on est femme ou homme, est ignoré, toléré et globalement non renversé, ni par les donneurs d’ordre, ni par les personnes ciblées, plus mon dégoût augmente. Qu’elles soient malades ou bien portantes, jeunes ou âgées, pauvres ou riches, racisées ou non racisées, toute combinaison restant possible et admise – être une femme jeune pauvre, sans emploi et malade par exemple – je lis chez mes congénères un engouement à accepter sans mot dire le repli sur soi, la servitude volontaire ou la fuite… Les aidantes en particulier – une voisine qui s’occupe de sa mère depuis plus de dix ans, fait ses courses, la nourrit, veille sur elle tous les jours, une proche qui prend les rendez-vous médicaux de son mari, l’accompagne, prend des notes, s’applique à le nourrir, ajoute à tout cela les tâches de bricolage… toutes sacrifiant au passage quelques heures de travail et évidemment de loisirs –, même si elles sont parfois en colère, ne cherchent pas à être aidées, le plus souvent sans savoir pourquoi, guidées par l’affect, le devoir, sinon par la morale et par la culpabilité.

Quand c’est au tour des femmes d’avoir besoin d’aide – plusieurs copines qui se débattent seules avec leur maladie, butinant d’un thérapeute à l’autre en quête de recettes rapides pour vaincre leurs maux, continuent à aller au supermarché, à passer l’aspirateur, à s’occuper de leurs petits-enfants… –, j’observe une tripotée de mythes interagir. Celui de l’indépendance par exemple : il est de bon ton de « ne dépendre de personne », « de ne pas déranger », « de ne pas abuser ». Quand les femmes que je côtoie tombent malades, j’assiste le plus souvent à leur sacrifice ou à leur négation de la situation particulière dans laquelle elles sont en train de plonger. Sans se questionner, en râlant parfois, elles continuent à assurer la majorité des tâches domestiques[4]et à prendre soin des autres : enfants, malades, handicapés, personnes âgées. Peu de personnes de leur entourage ne les aide, soit par rejet, soit par dépit ou encore par ignorance : « qu’est-ce que je peux faire ? », « elle ne veut pas qu’on l’aide », entends-je régulièrement de la part de maris désemparés. La situation de ces femmes malades se dégrade alors tant financièrement – elles travaillent moins – que physiquement – leurs corps ne se repose pas, s’abîme, jusqu’à s’arrêter de fonctionner[5]. Et moi d’observer ahurie qu’« aller jusqu’au bout de ses forces », « ne pas flancher », alimentent ce mythe de l’indépendance tout autant qu’il renforce la toxicité et détruit.

J’ai beau dire, discuter, conseiller, me battre pour mettre en place des solutions collectives adaptées, ce mythe est tenace. Il est le résultat d’un tabou social, celui de la maladie. On n’en parle pas, on fait semblant, on essaie d’oublier[6]. Des femmes évoquent parfois des questions d’éducation ou de culture – « on n’a pas appris à penser à nous », « on ne sait pas s’arrêter », « on nous a appris à ne jamais se plaindre » – mais très rarement les systèmes sociaux et politiques dans lesquelles ces croyances se sont installées.

En outre, la réponse apportée par le corps médical, en dehors d’être médicamenteuse, s’oriente le plus souvent vers la condescendance. Paternaliste, à consonance individualiste, cette réponse entretient la mystification. Il s’agirait de « se prendre en main » et à cet effet, faire du sport, pour se muscler, se tonifier, sortir, ne pas se laisser aller, ou de « lâcher prise » dans le but de laisser les peines derrière soi, de déposer les valises, de renforcer son estime de soi, de se développer personnellement, d’exprimer sa propre volonté, de vivre le présent…

Cette « moralité libérale » m’horripile. Elle ramène l’idée de soin au seul sentiment personnel (sphère domestique) et le détache de son rôle social, économique et politique (sphère publique). Elle légitime la distinction entre travail « gratuit » et « payant » et entre savoir « profane »[7]et « professionnel » (soigner au quotidien demande des compétences, maîtrisées par la majorité des femmes, qui ne sont nullement reconnues). Ma déception s’amplifie car cette moralité est intégrée par la malade qui refuse, par abnégation, de se positionner en tant que ce qu’elle est devenue – une personne affaiblie, amochée, souvent seule – dans un contexte où les rapports sociaux sont inégaux. Si la tendance s’inversait, on pourrait construire un bien commun, la santé, vecteur de politiques publiques et d’actions territoriales applicables au plus grand nombre. En attendant, c’est le corps des femmes qui reste un bien commun[8].

 

Joelle Palmieri
4 novembre 2019

 

[1]« Agir pour les aidants – Stratégie de mobilisation et de soutien 2020-2022 », https://handicap.gouv.fr/presse/dossiers-de-presse/article/agir-pour-les-aidants,consulté le 3 novembre 2019

[2]Laugier, Sandra. « L’éthique du care en trois subversions », Multitudes, vol. 42, no. 3, 2010, pp. 112-125.

[3]Emmanuel Hirsch, « Proches, aidants, aimant : notre place auprès de la personne malade – Le gouvernement a présenté un plan national de soutien aux aidants », page LinkedIn, 24 octobre 2019, https://www.linkedin.com/pulse/proches-aidants-aimant-notre-place-auprès-de-la-personne-hirsch/, consulté le 3 novembre 2019

[4]« Dans la majorité des cas, c’est la femme qui assure toujours ou le plus souvent le repassage du linge, la préparation quotidienne des repas, le passage de l’aspirateur et les courses ».

Bauer, Denise, Entre maison, enfant(s) et travail : les diverses formes d’arrangement dans les couples, d’après l’enquête nationale, « Étude des relations familiales et intergénérationnelles (ERFI) », Etudes et Résultats, n°570 (2007), INSEE, mise à jour 17.08.10.

[5]« La souffrance des femmes, elle, n’inquiète ni l’ordre social ni “l’harmonie entre les sexes” mais s’inscrit dans la continuité de la féminité ». Jonas, Irène. « Un nouveau travail de « care » conjugal : la femme « thérapeute » du couple », Recherches familiales, vol. 3, no. 1, 2006, pp. 38-46.

[6]« Bien souvent, c’est la femme malade qui choisit une solution difficile et généreuse : faire semblant. Ne pas provoquer d’inquiétude, taire ses angoisses. Le monde s’inverse ! La malade rassure le bien portant ! »

Gros, Dominique. « Les bien portants face au cancer du sein. Fuite, indifférence, amour ? », Revue française de psychosomatique, vol. 31, no. 1, 2007, pp. 83-91.

[7]Cresson, Geneviève. « 4. Les soins profanes et la division du travail entre hommes et femmes », Pierre Aïach éd., Femmes et hommes dans le champ de la santé. Approches sociologiques. Presses de l’EHESP, 2001, pp. 303-328.

[8]Guillaumin,Colette. « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1) L’appropriation des femmes », Questions FéministesNo. 2, les corps appropriés (février 1978), pp. 5-30.

 

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