Le Web 2.0 néfaste au genre ?

Contribution donnée lors du Symposium annuel sur le genre du Codesria du 7 au 9 novembre 2011 au Caire consacrée au thème « Genre et médias »

IMG_519Les technologies de l’information et de la communication (TIC), et aujourd’hui le Web 2.0, forment une large famille d’outils, équipements, logiciels et infrastructures, qui permettent les production, transport, archivage, publication et récupération de tout type de données. Elles ne sont pas simplement des médias où les stéréotypes classiques de genre se reproduisent et où les répartitions des rôles dans la décision relative à l’information sont inégalitaires en terme de genre. Ces technologies servent la société de l’information, à la fois productrice et le produit d’une mondialisation où les rapports de domination et d’oppression sont exacerbés et les divisions de genre, de classe, de race, et générationnels renforcées. Dans ce contexte, les organisations de femmes ou féministes en Afrique vivent un paradoxe. D’un côté, elles utilisent l’Internet et le Web 2.0 comme un ensemble d’outils marketing au service de leur visibilité et parfois en réponse à la demande des bailleurs tout en se retrouvant confrontées à une priorisation croissante, dans l’immédiateté, de la gestion de la vie quotidienne. De l’autre côté, elles inventent des modes de prise en main politique de l’information dans une perspective de transformation sociale en Afrique. En Afrique du Sud et au Sénégal, des pistes innovantes de détournement des TIC à des fins citoyennes ou féministes peuvent ainsi être identifiées.

Introduction

Dans un contexte de mondialisation croissante, l’usage courant et récurrent des technologies de l’information et de la communication, les TIC, aujourd’hui du Web 2.0, c’est-à-dire les réseaux sociaux numériques, blogs, flux RSS, chat, forums… est présenté par la majorité des acteurs politiques nationaux ou internationaux et par les médias d’information comme le nouvel, l’incontournable voire l’unique moyen de communication politique des populations notamment d’Afrique (Blondeau & Allard 2007, Cardon 2009, Floridi 2009, Pisani & Piotet 2008, Tchehouali 2009).

Cette contribution propose de démontrer que les TIC forment un ensemble d’outils qui ne sont pas simplement des médias où les stéréotypes classiques de genre se reproduisent (Gallagher 1995) et où les répartitions des rôles dans la décision relative à l’information sont inégalitaires en termes de genre. Les TIC alimentent le paradoxe de la société de l’information qu’elles portent. Cette société, que nous qualifions de société numérique, est le résultat d’une mondialisation où se croisent hypermodernité – tout est exacerbé, poussé à l’excès, à l’outrance, à la surenchère – et nouvelle colonialité du pouvoir, à savoir l’ensemble des rapports de domination et d’oppression qui régissent les relations entre Etats et Etats et populations (Quijano 1994). Elle forme système et incarne les nouvelles modalités de divisions de genre, de classe, de race, générationnels.

Ce cadre posé, nous analysons en quoi la société de l’information offre des opportunités nouvelles, sources d’éventuelles richesses de genre, tout en rendant invisibles une série de savoirs collectifs et personnels, acquis dans la gestion du quotidien, de l’immédiateté, des conflits, des combats politiques par une majorité de femmes, socialement dédiées à cette gestion et se servant peu des TIC pour agir.

Ce constat interroge le contexte où les usages de TIC sont susceptibles de se produire, pourquoi et comment. La question essentielle est de définir ce qu’apporte ou empêche le fait d’être connectées pour les femmes africaines et leurs organisations. L’empêchement s’analyse entre autre à la lumière de la demande pressante et non financée par les bailleurs de fonds ou les institutions que les organisations de femmes aient un site Web institutionnel comme gage de crédibilité. L’apport peut en partie se mesurer à la visibilité, à la possibilité de diffuser des contenus, à travailler en réseau, à débattre, à échanger sur des pratiques, réflexions, personnelles ou collectives, dans une informalité assumée. Des exemples seront explicités en ce sens.

Cette contribution est le résultat d’une étude de la problématique « Genre et TIC » que je mène depuis un peu plus de dix ans. Plus récemment, je m’intéresse à la réalité des impacts politiques des usages de l’Internet par des organisations de femmes ou féministes au Sénégal et en Afrique du Sud sur deux formes de domination respectivement identifiées comme masculine (Bennett 2008, Butler 2005, Delphy 1998, Duerst-Lahti 2000, Guillaumin 1992, Héritier 1996, Hirata 2000, Kergoat 2000, McFadden 2005, Tabet 1998), et colonialitaire, c’est-à-dire se rapportant à la colonialité du pouvoir (Amin 2006, Diouf 1999, Grosfoguel 2006, Mignolo 2000, Mbembe 2000, Quijano 1994, Spivak 1988). Les conclusions développées ici découlent des éléments d’entretiens menés dans les deux pays entre novembre 2008 et février 2009 auprès de représentant-es d’organisations de femmes ou féministes, d’instituts de recherche travaillant sur le genre, ayant accès à l’Internet, ayant ou non des supports Internet, ainsi que des organisations intervenant principalement sur la création numérique ou l’utilisation du Web 2.0, mais ne travaillant pas sur le genre[1].

Le Web 2.0 : des médias pas comme les autres

Nous émettons l’hypothèse que loin d’être simplement des médias d’information, les TIC, et en particulier l’Internet et aujourd’hui le Web 2.0, servent des systèmes mondiaux d’informatisation aussi bien que de circulation d’informations de tout type. Cette proposition nous demande de produire une définition adaptée de ce qu’est un média d’information ou ce que sont des médias et en quoi elle s’applique ou non au Web 2.0. Les références aux sciences de la communication et de l’information nous mènent vers la définition retenue par Rémy Rieffel : « Toutes les techniques et tous les supports permettant aux hommes de communiquer entre eux, de transmettre des messages aux contenus les plus variés » (Rieffel 2005 : 4-5). Cette citation nous permet dans un premier temps d’interroger les points de vue et places différenciés des émetteurs des messages et de leurs récepteurs. Avec l’Internet, les premiers peuvent mieux cibler qu’avec les médias traditionnels (presse écrite, radio, télévision) les publics qu‘ils visent, en adaptant les outils de l’Internet à ce qu’ils attendent de ceux à qui ils s’adressent. Par exemple, l’entreprise Facebook a créé un système d’échanges d’informations de tout type et tout médium (texte, audio, vidéo, photo) qui s’adresse plus précisément à des jeunes et tient compte de leurs habitudes comportementales et attend en retour des résultats quantitatifs d’utilisation du réseau numérique qui lui permettent notamment de vendre des services publicitaires ou de voir sa côte boursière augmenter. Les récepteurs quand à eux tout en ayant vécu une phase récente de « dénonciation des journalistes aux ordres » demeurent globalement des consommateurs (Aubenas & Benasayag 1999 : 14). Nous pouvons alors nous interroger sur l’interaction entre émetteur et récepteur que l’Internet privilégierait.

Dans un deuxième temps, la définition proposée nous impose de clarifier les termes messages, contenus et informations. L’Internet n’a pas pour objet de transmettre des informations, au sens messages ayant sens, même si cela se produit, mais des données, sous toutes leurs formes, du moment qu’elles soient informatiques. L’Internet est « plus hétérogène » (Guignard 2009) et moins linéaire (multimédia et hypertexte) que les médias d’information traditionnels. Le réseau numérique ne se restreint pas au secteur médiatique, fait davantage partie du secteur de la communication, plus large, aux ramifications variées : journaux en ligne, marché pornographique, marché boursier, gestion de bases de données numériques en ligne sous forme d’albums photos, de morceaux de musique, de données personnelles… En cela nous considérons que ce n’est pas uniquement un média. Le seul terme « information » est impropre à l’Internet. Il convient de lui associer le terme informatisation, une technique.

Information, technique : quels impacts de genre ?

La société numérique alimente un flou autour du mot information. Alors que les TIC recouvrent essentiellement des technicités et une économie de ces technicités et technologies, les protagonistes des politiques de TIC, en charge de la régulation des marchés et politiques relatives à ces technologies et à leurs usages, proposent une rhétorique de l’information ou de la connaissance. Nous émettons l’hypothèse qu’en terme de genre, ce flou entretient une confusion elle-même alimentée notamment par les organisations de femmes ou féministes. Parmi les organisations que nous avons interrogées lors de notre enquête en Afrique du Sud et au Sénégal beaucoup méconnaissent la société de l’information, représentée comme « trop technique », « trop compliquée », sous-entendu réservée aux hommes qui savent, « trop cher », réservée à une élite ou très éloignée de leurs préoccupations quotidiennes. Selon Helga Jansen, qui travaille dans la presse alternative sud-africaine, pour la « citoyenne lambda », les TIC sont très « étrangères », « hors de sa réalité », « non-prioritaires » et vont le rester longtemps pour la simple raison qu’elle n’a déjà pas assez d’argent pour payer l’électricité, alors pour « allumer son ordinateur… ». Pour autant, certain-es interlocuteur-trices vantent les mérites des usages des TIC, comme les messages électroniques ou le Web, en terme de potentielle visibilité de leurs actions publiques. En Afrique du Sud, Saeanna Chingamuka, membre de Gender Links, spécialiste du domaine femmes et média, pense qu’un site web « créé par des femmes ou sur les femmes » permet de « défaire les frontières et de fournir aux femmes l’opportunité d’apprendre des autres et de partager leurs défis ». Synnøv Skorge, directrice du Saartjie Baartman centre for Women and Children, centre d’accueil de femmes battues, affirme au conditionnel que cela est « incroyablement important » en termes d’éducation, de conscientisation, de réseautage, de renforcement des capacités, de solidarité et d’accès aux emplois. Autant de possibilités qui accroissent la capacité des femmes au « contrôle » de leur vie quotidienne. Rita Edwards, directrice de Getnet, organisation spécialiste en formations sur le genre, estime qu’un tel support est d’autant plus pertinent que la majorité des médias traditionnels sont « contrôlés par des hommes », dans une « culture très patriarcale » qui par voie de conséquence délivre un « portrait » des femmes s’attardant davantage à « leurs attributs physiques » ou qui les présente comme des « consommatrices » (ce qui est en soi un problème), alors qu’elles ont tout à gagner à prendre les moyens pour contrôler et diffuser des contenus de « première main ». Au Sénégal, Binta Sarr, présidente d’une coordination autogérée de groupes de femmes, émet le souhait que les sites web deviennent des « espaces de communication pour les femmes, des espaces d’échange au Sud », et des espaces communs de « lutte », prenant en compte les « différences de contexte aux niveaux économique, culturel et social, parce que le combat des femmes, c’est pas le combat des femmes sénégalaises ou africaines seulement, c’est le combat des femmes au niveau universel ». Madjiguéne Cissé, présidente d’un réseau de femmes sénégalaises pour le développement durable, estime que « cela permet de toucher plus de femmes » et explique les actions mises en œuvre par son organisation en matière d’apprentissage des TIC pour les femmes, notamment les formations si bien que « à la fin du cours, les femmes ont chacune une adresse Internet et commencent à communiquer ». Ce mélange d’ignorance-méfiance et d’enthousiasme entretient un flou sémantique autour des termes « connaissance », « savoirs », « médias », « techniques », « technologies », « communication », « information », « liberté d’expression ». Ce flou génère une première contradiction entre gestion des problèmes techniques et compétences requises afin de résoudre ces problèmes et besoin de diffuser des informations sur les actions ou les prises de position des organisations de femmes ou féministes.

Par son mode excessif, immédiat, la société numérique provoque des crises, autant financières, qu’économiques, démographiques, politiques et sociales. Elle aiguise les terrains où s’aggravent les écarts de richesse, se renforcent les situations de pauvreté, se rétrécit le marché du travail, se créent de nouveaux facteurs de violence. De surcroît, elle précipite la gestion de l’ensemble de ces problèmes tant au niveau temporel que géographique. Les problèmes se résolvent au coup par coup là où ils se présentent, c’est-à-dire le plus souvent au niveau local et dans l’immédiateté. Cette accélération installe un recentrage des actions politiques, qu’elles soient gouvernementales ou des populations, vers le niveau local plutôt qu’international, alors que les TIC qui portent cette société permettent par définition des échanges à l’échelle mondiale. Il existe donc ici une deuxième contradiction créée par cette société : le rapport distendu entre le local et le global.

L’ensemble des conséquences évoquées de l’accélération générée par la société numérique repousse également davantage les limites des actions des organisations et mouvements de femmes, formels et informels. En effet, compte-tenu du rôle social qui est implicitement alloué aux femmes, à savoir le maintien de la paix sociale (qui inclut la gestion des violences exacerbées par ce système accéléré), les soins, l’éducation, la nutrition des ménages, l’ordre du jour des organisations se gère à la demande, selon la quantité et la fréquence des problèmes rencontrés par les femmes auxquelles ces organisations s’adressent. L’heure est davantage à la défensive instantanée qu’à l’offensive. En particulier en Afrique, cette société pousse les femmes et leurs organisations à la gestion immédiate de la survie quotidienne, à un rythme plus accéléré qu’auparavant.

« Nous avons des difficultés d’accès aux ordinateurs, aux compétences, à l’électricité, au réseau sans fil, toutes ces choses techniques que le gouvernement a essayé d’implanter sous forme de centres de télécommunication en zones rurales, mais qui n’ont pas marché. Concernant les femmes, c’est bien pire car, dans les zones rurales, dans la plupart de nos townships, ce sont les jeunes femmes qui rentrent à la maison après l’école et qui doivent s’occuper de leurs frères et sœurs, nettoyer la maison, faire la cuisine, faire attention aux enfants, au point qu’elles n’ont pas de temps supplémentaire pour apprendre à utiliser un ordinateur ». (Mercia Andrews, TCOE, Afrique du Sud)

Aussi, ayant moins le temps et l’espace de se consacrer à l’analyse et aux luttes contre les inégalités sociales et de genre qu’elles rencontrent tous les jours, ces organisations de femmes sont amenées à gérer ces inégalités au plus vite, dans l’immédiateté plutôt qu’à pouvoir y réfléchir à long terme, selon une stratégie concertée. Certes les femmes africaines et leurs organisations n’ont pas ou moins les moyens financiers, physiques, techniques, structurels que les hommes d’accéder aux TIC (Gurumurthy 2006). Ce qui est qualifié la fracture numérique de genre. Mais cette fracture ne constitue pas le principal obstacle aux luttes contre le libéralisme par exemple, ou contre la dette, pour l’abandon du patriarcat, pour davantage de droits, etc. Celle-ci constitue la face émergée de l’iceberg. C’est davantage le bouleversement de leur emploi du temps global et de leur vie quotidienne par les impacts des usages tout azimuts et tout acteurs des TIC (outils de la société numérique) qui interagit sur le quotidien de la majorité des femmes africaines et de leurs organisations. En accélérant les modes d’échange, en les rendant excessifs, en les canalisant, les TIC réduisent l’autonomie et le pouvoir transgressif des femmes. De plus, d’un point de vue épistémique, la société numérique tend à éloigner contre ou de leur gré certaines organisations de femmes ou féministes des savoirs qu’elles créent, du donner à penser qu’elles produisent, de la critique, de la déconstruction de la société dans laquelle elles agissent (Bennett 2008). La société numérique crée violence épistémique (Spivak 1988). Elle alimente et perpétue les piliers d’une nouvelle colonialité du pouvoir, basée sur l’aggravation des rapports de domination (de classe, de race, de genre, générationnels) et de leurs croisements. Cette situation génère une troisième contradiction qui consiste à concilier la gestion dans l’immédiateté/urgence politique du contexte mondialisé dans laquelle cette société pousse les organisations de femmes ou féministes et revendications ou objets de mobilisation desdites organisations qui, dans le cas de l’Afrique, s’orientent principalement, de façon explicite ou implicite, vers la critique du libéralisme : lutte contre la pauvreté, demande d’annulation de la dette, lutte contre la privatisation des services publics…

Ajoutés à la première contradiction endogène de la société numérique qui consiste à faire cohabiter technique, information/communication et connaissance, ces deux autres contradictions (local/international et mondialisation libérale/immédiateté) forment un triangle. La mise en exergue de ce triangle apporte un décryptage précis des rapports de domination dans les politiques de TIC et des effets politiques des usages des TIC par les organisations de femmes ou féministes sur ces rapports de domination.

Panorama des usages majoritaires des organisations de femmes africaines

Les organisations de femmes ou féministes interrogées dans le cadre de notre enquête au Sénégal et en Afrique du Sud se représentent globalement l’information et la communication comme des objets secondaires comparativement à leurs luttes principales : les violences, l’accès aux ressources, la santé, la participation aux prises de décision… Cette distanciation révèle en première observation une relation privilégiée à la conquête de droits ou de lois plutôt qu’à une attention soutenue à ce qui déroge au respect des libertés. Les obstacles rencontrés par lesdites organisations en termes d’information, notamment pour la mobilisation, sont nombreux et diversifiés. Ils appellent à des stratégies de contournement tout autant multiples. Pourtant l’idée d’un support Internet dédié aux femmes rassemble la majorité des enthousiasmes même si elle prête à discussion. Dans l’ensemble, les enjeux de la société de l’information sont peu ou mal cernés. Le terme « enjeux » lui-même fait débat. Entre opportunité de changement social et risques générés par cette société, les avis se font timides ou divergent.

La communication en elle-même n’est pas considérée comme une action prioritaire. Elle sert le plus souvent d’accompagnement aux autres actions jugées vertébrantes de l’organisation. En particulier, les TIC sont considérées peu accessibles par les bénéficiaires des organisations et l’Internet encore moins, pour des raisons financières ou d’infrastructures. Même si cette représentation est discutable, elle induit un choix : celui d’être présente sur le réseau par l’unique intermédiaire d’un site Web au service d’une grande visibilité, jugée incontournable. L’action de communication est plus institutionnelle que politique. Au Sénégal, l’appréciation de son site Web par l’organisation se mesure davantage à la visibilité gagnée, à la différence de l’appréciation exprimée en Afrique du Sud plus en référence à son esthétique ou au moyen de créer des liens. Aminata Kébé de l’Association des juristes sénégalaises, Myriam du groupe de rap Alif, tout comme Madjiguéne Cissé pensent respectivement que « leur MySpace » leur permet d’être « plus proches de leur public », que leur site Web a favorisé la mise en contact de l’organisation avec des « partenaires américains » pour lesquels elles « travaillent sur l’accès des femmes à la terre », leur a permis de « remplir leur mission d’information et de vulgarisation » (en complément d’une revue papier existante). Leur site leur sert d’« outil de propagande » (Madjiguéne Cissé), favorise leur « visibilité » (Aminata Kébé et Fatou Bintou Thioune du réseau Siggil Jiggen). Il est une bonne carte de visite. En Afrique du Sud, les termes fleurissent : « joli », « réussi », « interactif », « utile », « bon », « informatif », « leader » (relativement au thème principalement traité par l’organisation). Toutefois, le site Web se veut « structuré et organisé » (Bernedette Muthien de l’organisation féministe Engender) et n’existe pas « pour que les organisations de base y aient accès, pour participer à des ateliers en milieu rural ou urbain, mais parce qu’il [le site] nous donne une identité au niveau mondial et il permet aux gens d’accéder à nos informations très vite, … c’est pour les bailleurs et les partenaires… et pour les pairs, les collègues [homologues] comme vous qui peuvent exprimer leur solidarité » (Buru Sisulu, représentant d’une organisation pour la trithérapie et membre de l’ANC). Le site Web permet de déplacer les « frontières », d’« ouvrir les esprits » : Buru Sisulu résume ainsi en quelques mots ce que disent la majorité des autres personnes interrogées. Dans les deux pays, les réseaux sociaux numériques, forums, blogs et autres outils Internet sont peu connus, ne représentent rien de déterminant, le plus souvent par manque de connaissance adaptée. Rowayda Halim, militante féministe et membre du parti socialiste sud-africain, dit à ce sujet « nous ne savons pas capitaliser les technologies auxquelles nous avons accès ». Elle explique également que ces technologies « changent si vite » qu’il leur est impossible de suivre et qu’ils n’ont pas de temps à consacrer à cela, et que « peut-être ils ne prennent pas le temps de regarder des choses qui leur simplifieraient la vie ». L’appropriation du Web et du Web 2.0 n’est pas le résultat d’une stratégie de communication réfléchie, concertée ou collective. Elle vise à vendre les activités de l’organisation. Le site Web de l’organisation n’a généralement pas été créé en fonction d’objectifs, d’usages, de cibles et de messages prescrits. Nous pourrions affirmer qu’il fait désormais partie du décor organisationnel politique et n’a pas vocation à transformer socialement par la diffusion d’informations, contrairement aux objectifs des organisations. En cela il incarne davantage une vitrine à destination des bailleurs qu’un canal de diffusion d’informations sur les droits, les luttes…

La représentation de cet outil est davantage liée à une activité informatique qu’éditoriale, qui demande des aptitudes adaptées que les membres ou les permanents des organisations n’ont pas. Les contenus sont pour la plupart statiques, rendant compte des activités plus qu’appelant à réaction. Cette représentation est source d’obstacles, la majorité des organisations étant alors dépendantes de techniciens à rémunérer, en charge technique de mise en ligne desdits contenus. L’activité liée au site Web se révèle alors plus fastidieuse que source d’inspiration politique.

L’action de mobilisation autour du site Web est souvent associée à celle de propagande. Cette vision révèle une représentation globalement par le haut et à sens unique de l’activité d’information. Aussi la majorité des organisations accordent peu d’importance à la quantité et à la qualité des retours de leurs lecteurs, dont il n’est pas attendu qu’ils influent sur les actions politiques desdites organisations. Par voie de conséquence, cette activité est peu capitalisée car peu valorisée. De fait, ces sites Web s’adressant essentiellement aux bailleurs, créent une division implicite entre bénéficiaires des actions de l’organisation et bénéficiaires des contenus publiés sur le Web, ce qui interroge l’exercice démocratique au sein de l’organisation.

Les sujets des contenus publiés sur les sites Web portent principalement sur les textes officiels, notamment législatifs, des travaux d’étudiants comme des mémoires ou des thèses, des recherches, des analyses des inégalités de richesse sur la vie des femmes, des violences, des droits…, des publications qui existent en version imprimée, ou les documents internes de l’organisation, comme les rapports d’activité annuels et les comptes-rendus de réunions, des éléments de calendrier de rencontres locales ou des coordonnées. Des témoignages et analyses de femmes, militantes ou pas, des portraits, sont très rares, avec quelques exceptions en Afrique du Sud où un travail de compilation de « récits » de femmes a débuté. Tous les contenus sont très majoritairement des textes en français pour le Sénégal et en anglais pour l’Afrique du Sud et ne prennent pas en compte les langues locales. Les contenus sont politiques au sens où ils reflètent les positions et actions de l’organisation, mais restent en retrait par rapport à l’engagement porté par les autres activités de l’organisation. La publication telle qu’elle est pratiquée fait partie de l’action politique de l’organisation, mais s’avère statique au regard des initiatives et actions de la même organisation en termes de plaidoyer pour plus de droits, d’intervention publique en milieux urbain et rural, de création de services de proximité, etc. L’entreprise de publication n’ajoute pas à l’action politique.

Dans les deux pays, le choix des informations à diffuser est le plus souvent dicté par l’actualité institutionnelle de l’organisation et non par une politique éditoriale concertée – cette politique étant le plus souvent non conscientisée comme nécessaire – et est rarement collectif. Il est le fruit d’une personne, la plupart du temps la coordinatrice de l’organisation, qui a implicitement la charge de maintenir le site Web de l’organisation. L’aspect éditorial du site Web est quasi inexistant. Le travail éditorial – la préparation des contenus – et sa mise en ligne ne font généralement qu’un. Les acteur-trices des deux phases sont englobés dans un « nous » générique qui rassemble les producteurs de contenus qui donnent des textes (rapports, mémoires, communiqués…) en vrac à un intermédiaire qui met en ligne. Ce travail de mise en ligne, considéré comme technique, tout autant que le travail de structuration de l’information qui n’est pas entendu comme faisant partie des contenus et du sens qu’ils pourraient être amenés à donner, sont délégués. Cette approche a un coût financier mais aussi éditorial, c’est-à-dire sémantique et épistémique, puisque que ce sont des informaticiens ou des techniciens de passage (le plus souvent des étudiants bénévoles) qui décident de la pertinence et du mode de publication des informations.

Toutefois, une poignée de personnes, pour la plupart spécialistes de l’information, décrivent des processus élaborés. En Afrique du Sud, Buru Sisulu distingue très concrètement son apport, des « rapports » qu’il rédige sur un événement ou une rencontre, et le système de publication : il envoie ces textes au niveau local pour validation, qui se charge de le transmettre au niveau national, qui décide à son tour de publier sur le site Web, sans re-consulter son auteur. La décision de publication est alors centralisée et placée hiérarchiquement entre les mains des dirigeants de l’organisation. Andiswa Magazi, responsable de la communication de son organisation, considère que c’est son « rôle » de rassembler autour d’elle, d’apprendre à créer un « bulletin », en trouvant les bonnes personnes à former. Comme pour les publications imprimées, elle assure à elle seule ses conception, réalisation, gestion budgétaire, et consulte les personnes sources de l’information qui fait objet de publication. Sally-Jean Shackleton, directrice de l’organisation sud-africaine Women’s Net, partie prenante du mouvement « Genre et TIC »[2], parle d’une équipe de cinq personnes dont un « rédacteur en chef » et une personne « en interne », dédiées à la recherche de contenus, la réalisation de reportages sur des lieux de rencontres, leur sélection, leur rédaction, leur édition, leur mise en ligne. Elle précise les sujets des articles : tout ce qui est « intéressant pour les femmes, le genre, les filles, le féminisme, les féministes, la militance, en Afrique du Sud, dans la région d’Afrique australe et en Afrique ». Concernant les propositions externes d’articles, elles sont admises si elles ne mettent pas en danger le rédacteur ou les personnes interviewées, point sécuritaire très caractéristique de l’Afrique du Sud. Helga Jansen évoque un « collectif éditorial », dont la majorité des membres est « bénévole », qui décide du traitement de l’information, intégrant une date butoir, après avoir reçu une proposition du directeur qui est rédacteur en chef et fait partie du collectif. Chacun est alors « responsable » de sa rédaction et du circuit éditorial qui va avec, c’est-à-dire les corrections, l’édition et la publication dans les délais.

Au Sénégal, Binta Sarr témoigne d’un travail volontairement collectif. Elle aussi explique le fonctionnement d’une équipe éditoriale, même si elle ne la nomme pas comme telle : « au niveau de chaque équipe, il y a l’équipe sur les droits et les violences, une équipe qui travaille sur les ressources, la micro-finance, la micro-assurance santé, une équipe qui travaille sur le VIH/Sida, la culture ; au niveau de chaque équipe, ils vont voir quelles sont les informations pertinentes, que nous pouvons amener au niveau de notre site ». Chaque lundi, « nous avons une réunion de coordination » de l’association, à l’issue de laquelle « le compte-rendu est balancé à chaque personne dans sa boîte et peut lire et faire son feedback ».

Deux pratiques se distinguent : les organisations qui considèrent que cette activité « éditoriale » crée débat au sein de l’organisation et dynamise le collectif et celles qui envisagent l’activité comme simplement administrative. Cette divergence autour de l’éditorial révèle un questionnement autour du processus de publication comme outil politique.

Alors que la majorité des sites Web répondent peu à une stratégie concertée de communication, il est étonnant de constater à quel point les organisations acceptent que leur site Web réponde aux stratégies des bailleurs. Cet engagement présente deux volets : les organisations de femmes se plient aux injonctions des bailleurs car telles sont les conditionnalités qui leur sont imposées pour bénéficier de fonds sur projet pour leurs autres activités et les bailleurs utilisent les organisations pour faire valoir tant leurs politiques de TIC que de genre, sans pour autant investir financièrement dans les moyens directs de cette propagande (les sites Web bénéficient rarement de lignes budgétaires spécifiques). Les sites Web des organisations sont alors autant de véhicules de communication non budgétisés et non pensés dans le sens d’une communication d’utilité générale pour les bénéficiaires des projets des organisations. Ils entérinent une vision institutionnelle de la communication et occultent la perspective d’autres modalités d’usages des TIC. Le coup pour les bailleurs est double comme le coût pour les organisations : en ne valorisant pas financièrement l’activité communicationnelle, par le site, les organisations de femmes perdent en efficacité politique institutionnelle et en autonomie économique. À l’inverse, les bailleurs alimentent les vecteurs de la colonialité du pouvoir tout en inscrivant le genre à leur ordre du jour institutionnel.

Ces trois volets financiers du paradoxe de la communication sur le genre – des sites Web pour la visibilité des politiques (genre et TIC) des bailleurs, la non-budgétisation de l’action de communication et l’inhibition d’une économie autonome – représentent autant d’indicateurs afin de mesurer le danger auquel ces supports de communication font face.

Une communication citoyenne informelle

Malgré ce panorama pessimiste, nous pouvons attester qu’en Afrique du Sud et au Sénégal il existe une vision holistique de la communication qui consisterait principalement à gagner en visibilité. Ce qui compte, sans que cela soit systématiquement prémédité ou que cela soit le résultat d’une intuition, est davantage de donner quelque chose à voir, simplement. Il s’agit d’être, d’exprimer son existence, au moment et là où on se trouve, dans la multiplicité et les différences, et sans objectifs spécifiques.

Les bases d’un nouveau mode de communication que l’on peut qualifier de citoyenne informelle peuvent alors se révéler, qui donne une visibilité des actions aux niveaux local et global, en ordre dispersé. Cette visibilité devient alors complètement externe aux organisations et à ses bénéficiaires. C’est en fait localement dans les villes ou ailleurs, en dehors du continent, qu’une grande proportion de personnes peut se connecter à l’Internet ou utiliser un téléphone mobile[3]. Aussi, dans cette perspective, la communication des organisations de femmes ou féministes telle qu’elle vient d’être décrite prend toute sa force dans son informalité car elle ne s’inscrit pas dans des codes théoriques ou professionnels définis. Par exemple, nous avons pu observer en Afrique du Sud qu’en publiant des contenus anachroniques, comme des récits de vie quotidienne de femmes en milieu rural, cette communication libère des espaces d’expression dont les responsables locaux peuvent prendre connaissance. Cette narration de la vie quotidienne, habituellement considérée comme des « affaires de femmes », peut alors influer les ordres du jour. Par le simple fait qu’elle transforme ce qui est entendu comme des « affaires de femmes » en question politique, cette informalité provoque changements social et épistémique et peut faire subversion. Elle forme les bases d’une nouvelle citoyenneté genrée ou féministe (McFadden 2005 : 1-18).

Par ailleurs, cette informalité ne s’arrête pas aux frontières de l’économie, comme elle est plus communément admise de surcroît quand il s’agit de femmes africaines. Par ses fondements non formels, non codifiés ni régulés, non normatifs, non incontournables, non revendiqués, non institutionnalisés, cette informalité fait écho à la représentation de l’État et à ses dérégulations (Beall 2007) et sert de miroir inversé d’un système qui se veut et se revendique hypermoderne sans pour autant avoir les moyens de faire face aux effets néfastes de cette hypermodernité. Cette informalité permet la transgression, au moment où elle se présente, car elle crée des opportunités d’entrave à la formalisation et par voie de conséquence à la consolidation de l’État. Elle rejoint alors la notion de subalternité qui crée des espaces de différence (Spivak 1988). Elle ouvre un champ d’investigation théorique et empirique à construire sur les influences croisées du virtuel et du réel sur l’action politique. Cette communication citoyenne informelle vient ouvrir un nouvel axe transversal des études postcoloniales ou subalternes et des études de genre.

Les TIC pour le genre : rendre visibles des savoirs enfouis

Dans les deux pays de notre recherche, l’innovation par les TIC s’exprime le plus souvent par le besoin de diffuser des contenus africains de femmes ou de genre. A l’appui de ce constat, nous allons découvrir deux exemples rencontrés d’une part en Afrique de l’Ouest dans le cadre d’un deuxième projet de recherche, et d’autre part en Afrique du Sud, dans le cadre d’une observation participante d’opérations concertées de revalorisation de la parole des femmes.

Le premier exemple met en exergue l’efficacité et la pertinence de l’approche citoyenne de l’utilisation des TIC par les jeunes (garçons et filles) pour promouvoir l’abandon de la pratique des mutilations génitales féminines (MGF). Mené par l’équipe genre de l’ONG Enda Tiers-Monde, ce projet s’est déroulé de 2007 à 2009 au Mali, au Burkina Faso et au Sénégal. Les principaux résultats de cette recherche révèlent la pertinence d’une démarche transdisciplinaire, si possible réflexive, créant les moyens d’une expression directe et de production de contenus des jeunes générations, « comme source d’enrichissement de la recherche en développement humain durable au stade de la société numérique globale » (Mottin-Sylla et Palmieri 2009). Les jeunes (à parité garçons et filles) qui ont participé à ce projet ont abordé les concepts questionnés par la recherche – genre, citoyenneté, TIC, jeunesse, MGF –, selon différents formats, parmi lesquels l’expression théâtrale, les usages multimédia (prise de vue fixe et animée, prise de son, écriture et mise en ligne), l’interactivité – plusieurs listes de discussion électroniques ont été ouvertes pour que chacun puisse s’exprimer librement tout au cours des différentes phases de la recherche –, des jeux de rôles, la création de blogs… Une partie des jeunes, au même niveau que les chercheur-es, ont participé à l’évaluation de la recherche, ce qui a amené l’équipe de recherche à mettre en œuvre des modalités d’auto-apprentissage, d’auto-évaluation, et de formation de formateur-trices. Le défi des méthodologies utilisées a consisté à associer les jeunes générations au débat sur des concepts savants, concepts qu’ils ont eux-mêmes reconstruits.

L’ouvrage dédié à cette recherche conclut : « Il s’agit moins de voir “à quoi les TIC pourraient servir” que de voir “ce que les TIC apportent de nouveau, changent, et politisent” ». L’accent est mis sur l’importance de ne plus compartimenter les concepts – genre, citoyenneté, jeunesse, TIC, violences… – et de cesser de travailler sur les zones d’intersection (par exemple entre jeunesse et TIC, développement et TIC, genre et développement…) au risque de maintenir dans l’invisible des pans entiers de la construction sociétale dont les rapports de pouvoir, les inégalités de classe, race, genre, sont partie intégrante.

Le deuxième exemple reprend l’hypothèse selon laquelle les personnes victimes des discriminations ou en situation de discrimination sont les réelles expertes des sujets de ces discriminations. Elles ne sont par contre pas nécessairement des expertes des TIC. Ainsi en Afrique du Sud, et depuis une dizaine d’années, des récits individuels ou collectifs de femmes, pour leur grande majorité, noires, séropositives ou pauvres, sont collectés par des organisations de femmes, selon une démarche initiale de revalorisation de la mémoire. L’objectif de ces organisations est de diffuser, notamment par les TIC, mais aussi sur tout autre support de communication[4] susceptible d’être repris sur la toile par qui le souhaite, des savoirs invisibles de femmes.

Au sein de ces organisations, deux expériences ont été observées. L’organisation Southern Cape Land Committee (SCLC) facilite, depuis environ dix ans, et en dehors de ses domaines d’intervention classiques largement liés aux questions de réforme agraire et de propriété foncière, l’écriture et la publication d’histoires de Sud-Africaines, sous le vocable women’s stories. Le premier livre publié, intitulé « La mémoire des femmes », a été lancé en novembre 1999 et révèle les histoires personnelles de six femmes de différentes communautés de la région du Cap occidental. En 2002, SCLC a réitéré la démarche en lançant un deuxième livre écrit par seize femmes dans leur propre langue, habitant la commune de Nelspoort. Ces femmes, dont les dates de naissance s’étendent du début des années 1920 aux années 1980, ont écrit leur vision de l’histoire de cette ville. Les protagonistes de SCLC que nous avons interrogées disent que cette démarche « a révélé une dynamique de changement et d’empowerment à la fois pour les participantes et pour les animatrices elles-mêmes ». Par cette initiative jusqu’alors inédite, ces femmes rurales ont bénéficié du temps et de l’espace pour se poser, faire part publiquement de leur réflexion sur leurs vies et partager leurs expériences avec d’autres. Aujourd’hui, ces livres sont disponibles dans les écoles, les bibliothèques, sur le Web et ce modèle d’initiatives est reproduit dans d’autres langues dans tout le pays.

À l’hôpital Chris Hani Baragwanath Hospital à Soweto, au sein de Johannesbourg, l’ONG Aids Counselling Care and Training (ACCT), créée en 1992, offre soutiens psychologiques et soins aux communautés affectées par le virus du sida. Les patients sont essentiellement des femmes qui, selon les protagonistes de ACCT, « doivent se réapproprier leur identité […] et sortir de la domination masculine ». Les séances de soutien psychologique accueillent pendant environ une heure des femmes et ont vocation à les faire parler de leur maladie, jusqu’à découvrir l’intime, voire le tabou, la sexualité. Comme elles en témoignent facilement, les malades se sentent personnalisées, existantes, deux états dont il est difficile d’imaginer l’importance dans un pays où, pendant de nombreuses années, les séropositif-ves ont été ignoré-es par leur gouvernement[5]. Certaines femmes participent à des ateliers d’écriture, où elles couchent sur papier leur vie quotidienne, leurs relations sexuelles, évoquent leur grossesse, leurs relations avec leurs nourrissons, dans la perspective que l’enfant qui va grandir ait accès à l’histoire de sa mère et à la sienne. Chaque histoire personnelle est ensuite mise en commun, discutée, explicitement archivée et devient alors un bien collectif. Toutes les femmes peuvent consulter ces récits. Au rythme où elles le souhaitent. Elles gèrent elles-mêmes la pièce, le lieu, où ces récits sont entreposés.

Dans ces deux exemples sud-africains, les femmes qui se racontent sont majoritairement noires, pauvres, vivant dans les townships ou en milieu rural. Elles ne cherchent pas à rédiger leur autobiographie. Elles ne suivent pas systématiquement une ligne historique partant de leur naissance, décryptant pas à pas leur vie, avant, pendant et après l’apartheid. Les récits peuvent se révéler beaucoup plus « anarchiques » au sens où ils peuvent être fragmentés, partiels, décousus. Les récits ne sont pas spécialement structurés et holistiques. Ils ne sont pas plus individuels, puisque le dispositif de recueil n’a en rien vocation à porter assistance, à victimiser la personne qui parle ou écrit, ou à la renvoyer à sa seule introspection. Il favorise davantage l’expression collective mais aussi l’élaboration d’un possible futur commun. En soi, ce dispositif esquisse des stratégies de démocratie directe, permettant au « témoin » d’exprimer un point de vue sur l’environnement dans lequel elle vit, de l’analyser et de poser les termes de revendications ou d’alternatives.

Dans les deux expériences, ouest-africaine et sud-africaine, la diffusion des savoirs des femmes ou des jeunes sur le genre, par l’intermédiaire direct ou indirect des TIC est centrale. C’est le caractère périphérique, subalterne et non savant de ces savoirs qui en fait leur valeur, et met leurs auteur-es en situation d’acteur-trices et non de victimes. Ce positionnement renverse la place des auteur-es comme des sujets de ces savoirs. Il inverse le sens de là où le savoir est visible. Il s’agit moins d’envisager de donner la parole à ceux qui sont sans voix que de laisser les sans voix la prendre, là où ils entendent le faire. Cette volonté de renversement remet à elle seule en cause la construction des systèmes de division de classe, de race, de genre, générationnels, puisqu’elle met la supposée victime en position d’émetteur-trice d’informations ce qui rompt avec l’évidence qu’elle accepte définitivement sa position de victime.

Ces résultats alimentent un modèle d’appropriation des TIC qui n’a ni vocation à visibilité institutionnelle, ni ambition économique ou d’intégration des femmes dans un ensemble universel pré-construit. Ce modèle vise plutôt l’émergence de contenus invisibles, qui, une fois publiés et diffusés par les TIC, établit le lien entre virtuel et réel. Il reste à confronter aux pratiques actuelles par les organisations institutionnelles des Digital Story Tellings[6] dont les principaux résultats se mesurent aujourd’hui davantage à l’image victimaire des femmes africaines qu’à celle d’expertes du quotidien réel.

 

Conclusion

Par cette étude, nous pouvons conclure que l’appropriation des TIC par les femmes africaines telle qu’elle est prescrite par les protagonistes des politiques des TIC pour lutter contre la fracture numérique de genre, n’a plus lieu d’être. Celle-ci répond davantage à des injonctions économiques et épistémiques qu’à une volonté politique de transmission de savoirs, invisibles, intemporels, multiples, révélateurs du réel. Dans les deux pays de cette recherche, en Afrique du Sud et au Sénégal, ce qui semble innovant tout en étant paradoxal se mesure davantage au type de production de communication utilisée par certaines organisations de femmes ou féministes, qui n’a pas d’objectifs précis, même pas celui d’informer. Le principal objectif est d’alimenter la toile de savoirs provenant de populations invisibles, notamment des femmes et des jeunes, de façon informelle. Et c’est cette informalité, non économique, qui permet aux organisations de femmes ou féministes africaines de déconstruire la colonialité du pouvoir qui traverse l’interaction entre le virtuel et le réel. Ces organisations créent ainsi les bases d’une réflexion épistémique moderne sur la nécessaire relation entre action politique et communication.

 

Eléments bibliographiques

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Annexe – Liste des organisations interrogées

Sénégal : CLVF (Comité de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants), Dak’art Lab , ONG internationale (anonymat), ONG Bokk Jang, Réseau Siggil Jigéen, COSEF , AJS – Association des juristes sénégalaises, IFAN Laboratoire genre, Osiris (Observatoire sur les Systèmes d’Information, les Réseaux et les Inforoutes au Sénégal), Aprofes – Association pour la promotion de la femme sénégalaise, Asfdus – Association sénégalaise des femmes diplômées des universités, Refdaf – Réseau des femmes pour le développement durable en Afrique, Alif – Action libératoire de l’infanterie féministe

Afrique du Sud : Getnet, The New Women’s movement, Engender, TCOE – Trust for Community Outreach and Education, Gender Dynamix, Saartjie Baartman centre for Women and Children, The Treatment Action Campaign – TAC, Nisaa, Amandla, Womens’ Net, Genderlinks

[1] Voir liste des ces organisations en annexe.

[2] Le mouvement « Genre et TIC » regroupe de multiples organisations depuis la Conférence de Pékin en 1995, s’est consolidé lors des différentes éditions du Sommet mondial de la Société de l’information et s’intéresse aux inégalités de genre dans les TIC.

[3] Rappelons que les deux pays de notre étude connaissent une télédensité importante, en comparaison des autres pays du continent où la télédensité est la plus faible au monde, et un marché de la téléphonie mobile en expansion la plus rapide (Sagna 2009).

[4] Reportages audio, documentaires vidéo sur DVD, textes…

[5] Thabo Mbeki, président en exercice de 1999 à 2008, a refusé la prise en charge de traitements antirétroviraux, considérant qu’ils étaient « aussi dangereux que le sida ». Source Agence France-Presse, 24 octobre 2001.

[6] Les Digital Story Tellings sont des méthodes de communication basées sur l’utilisation de l’informatique en tant que support multimédia (texte, audio, vidéo) de la narration d’un discours – celui de l’auteur-e – qui s’apparente à celle d’un conte ou d’un récit. Cette narration est accompagnée par un-e facilitateur-trice qui oriente le récit.

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