Germaine Juvenal : l’or du Val d’Issole

Germaine. Ce prénom est vite venu à mes oreilles quand j’ai évoqué dans le village du Var où j’habite, Néoules, l’idée de tirer le portrait d’anciens. Pour leurs savoirs, leurs valeurs, leurs expériences, leur vision du patrimoine local. Celui du Val d’Issole. Je ne la connais pas, ne l’ai jamais croisée. On me dit qu’elle ne sort plus. Sa fille, Yvette Cannizzaro, conseillère municipale, a bien voulu jouer les entremetteuses. Je la rencontre ainsi pour la première fois le jour de notre entretien. Et me rend compte par la même occasion qu’elle habite à une centaine de mètres de chez moi. La maison aux volets verts, m’avait indiqué Yvette.

J’avais consacré un portrait à Germaine Juvenal que j’avais publié en décembre 2014 sur un site dédié à la mémoire du Val d’Issole, intitulé Germaine Juvenal, la sage patience, à retrouver dans son intégralité ci-dessous. Les enregistrements sonores de nos entretiens réalisés fin 2014 chez elle à Néoules dans le Var sont conservés aux Archives départementales du Var, dans un ensemble appelé Mémoires orales du Val d’Issole.

Joelle Palmieri
25 novembre 2020


Germaine Juvenal, la sage patience

 

Menue, discrète, presque effacée, Germaine Juvenal m’attend sans bruit et sans lumière dans la pièce au rez-de-chaussée de sa maison, héritée de ses grands-parents paternels, en plein centre de Néoules. Avenue Jean-Jaurès. Cuisine, salle-à-manger, cette pièce, arrêtée dans le temps, par la couleur de ses murs, par l’âge de ses meubles et placards, semble attendre les invités. Seule marque de modernité : la télévision, pas trop grande, achetée fort récemment. On n’y voit plus « les petits points » comme avant, souligne sa propriétaire. Germaine aime l’épure. Et la compagnie. C’est évident.

Avec une curiosité et une gentillesse mêlées, elle m’accueille en douceur. Allume la lumière. S’installe sur une chaise pliante au bout de la table centrale, alors que deux fauteuils confortables semblent lui tendre les bras. Je m’assoie à côté d’elle. Elle m’écoute. Affiche un sourire tendre et malicieux. Puis répond méthodiquement à mes questions. La liberté de parole va s’installer peu à peu, au rythme d’une fleur qui éclot. Lentement. Le temps nécessaire à la maturation de notre relation naissante.

Une discrétion mêlée à la timidité

Germaine parle bas. À se demander si la timidité ne va pas l’étouffer dans l’instant. Elle égraine les faits au coup par coup. Elle naît le 22 août 1926 à Néoules, « près des écoles », rue des Chasseurs,  de Henri et Berthe Allard. Cette rue, longée de platanes et perpendiculaire à la rue centrale, s’appelait d’ailleurs à son époque la rue des Platanes. Avec un accent à peine perceptible, elle dit dans la foulée que son frère arrive huit ans plus tard et que ses parents travaillent sans cesse à la vigne. Ils sont viticulteurs, sur leurs terres à Néoules et à La Roquebrussanne. Elle va à l’école « près de la poste » à l’âge de cinq ans. Ils sont alors vingt-cinq élèves, filles et garçons. Le chiffre la fait rire, dans une réserve tout à son image. Germaine est modérée, voire frileuse. Elle porte un pantalon épais, deux lourds gilets, sur une chemisette, sertie à son col par une broche en forme de spirale, argentée et perlée. Rayonnante. Impeccable. Chaud. Seules sa tête et ses mains émergent, toutes fines.

Elle passe le certificat d’études à treize ans à La Roquebrussanne et quitte définitivement les études pour prendre le chemin des champs aux côtés de son père. « J’ai travaillé comme un garçon, jusqu’à vingt ans ! ». Elle hoche la tête de gauche à droite. La chose est encore aujourd’hui incroyable. Départ très tôt jusqu’au soleil couchant. « On n’avait pas d’heure à la campagne ». La durée quotidienne de travail dépend des saisons. Le métier est dur. Pas le temps de se consacrer à autre chose. Avec un air un peu coquin et en référence aux conditions contemporaines, elle ajoute : « c’était plutôt pénible ».

Tout comme la période de la guerre. Germaine ne tient absolument pas à s’appesantir sur l’occupation allemande, italienne, les réquisitions de logement, les carnets d’alimentation, le couvre-feu, les bombardements à Toulon, et puis la libération. « On était malheureux. On n’avait rien à manger ». À propos des soldats allemands, elle ajoute avec dépit : « on se comprenait pas ». Elle soupire. Elle tapote sur la table pour égrainer rapidement les années.

Une vie de travail difficile

Elle connaît son mari depuis l’école. Étienne a deux et demi de plus que Germaine. Ils convolent en noces en décembre 1946. Elle a vingt ans. Ils viennent habiter là où elle demeure aujourd’hui, cent cinquante mètres plus loin. 68 ans aujourd’hui qu’elle monte et descend les escaliers de cette maison de village. « Je n’ai pas cassé les armoires pour déménager », elle sourit et fait un tour d’horizon oculaire de la pièce où nous discutons. Elle connaît vraiment bien ce lieu. Il lui ressemble. Elle ajoute : « dans le fond, j’ai eu de la chance, car pour trouver des appartements, c’est dur ». Germaine sait bien la valeur des choses.

Yvette naît en 1949, trois ans après le mariage. Elle restera fille unique. La situation ne se prête pas aux grossesses tant le travail de la vigne est « pénible ». « Le vin, ça rapportait pas beaucoup », s’empresse de préciser la vieille dame. Le fonctionnement de la coopérative, les intempéries, n’aident pas. Les poings serrés sur les cuisses, elle explique que le couple emmenait leur petite fille avec eux sur le terrain pour pouvoir travailler, encore et encore. Germaine continuera avec son mari jusqu’à la retraite. Le silence s’installe. Et soudain, un sourire radieux vient éclairer le visage si fin de Germaine : elle se souvient des poules et des lapins qu’ils élevaient sur un terrain rue de la Font Vieille. Elle aime ça, ramasse et vend les œufs. Joue à l’épicière en somme. Cette occupation la sort de l’ordinaire et l’enrichit.

Des hauts et des bas

À la retraite, Germaine « ne fait plus rien ». Elle rit et se rattrape : « on a élevé la petite fille ». Elle est désormais très agréable. Se sent presque à son aise. Ses quelques cheveux blancs réunis dans un chignon éphémère viennent maintenant valoriser une frimousse maline. Contente de parler. De sa vie. Même si elle a connu des hauts et des bas, même si elle est consciente qu’elle a été « bien occupée », Germaine en rit. Elle ajoute : « je languissais pas ». Et la machine ne s’arrête plus. La vieille dame en devient bavarde. Et se souvient. Dans le désordre. Avec une copine, il y a un moment, les promenades à pied le soir en été. « On était bien ». Pendant une heure ou deux, elles font « le tour des chemins ». La sortie des écoles où Germaine va chercher ses arrière-petits enfants. Elle se régale. Les voyages avec son mari dans les années 1990. « On a un peu profité ». L’Autriche, la Tunisie, quatre fois l’Espagne, Les Landes, la Bretagne, Paris,… Le Louvre, la Tour Eiffel. « C’est vrai que c’était à voir ». Toujours le souci de la nuance. Pas d’extravagance ou de démesure. Les bals le dimanche, avec le phonographe. Sur le mur de la route de Fort Marcellin, près du lavoir. Ou à Chateauloin. A Rocbaron, quand la Fray-Redon n’était qu’un champ. Quand elle est jeune. Ils sont une bande. Ils dansent. Elle continuera avec son mari, bien plus tard, dès que l’occasion se présente. « Prendre le frais » l’été sur la place, au bar, ouvert tard le soir, écouter de la musique – elle entonne une chanson – et discuter avec les autres villageois. « Pas comme maintenant, c’est mort », même si Néoules connaît beaucoup d’animations. Les sorties hebdomadaires à Garéoult, à Brignoles, dès que le couple acquiert une voiture, pour le marché, la banque agricole. Les sanitaires. Avant 1967, pas de tout à l’égout. Alors, pas de douche. Il fallait se laver devant tout le monde. Elle me montre l’évier. Le souvenir est intact. Et le lavoir. Pour laver le linge, « il fallait aller en bas », près de la rivière. Dans une brouette, elle transporte les vêtements sales, les remonte, nettoyés et mouillés. « C’était pas du gâteau ». Elle transporte une caisse pour s’y agenouiller. Ça fait mal. Elle mime la situation. Fait la grimace. Elles se retrouvent entre femmes. Et elles blaguent. La vieille dame en rit aujourd’hui. Mais ajoute aussitôt en hochant la tête : « on n’a pas eu une jeunesse trop belle ».

Germaine évoque ses différentes maladies, nombreuses, celles de ses parents et celle qui a emporté son mari en 2002. La crainte des pathologies l’habite au point qu’elle a décidé de ne plus sortir. Le froid, Germaine le déteste. Aussi, elle fait tout pour l’éviter. Et puis, sur le moment, elle se lève brutalement, fouille dans le tiroir d’un meuble de chevet et en sort un flacon en plastique qu’elle tend sous mes yeux. À l’intérieur, un œuf de caille avec des excroissances. Non. Le calcul qu’on lui a extrait de la vésicule biliaire. « C’était pas du gâteau ». Une fois encore. Elle range aussi sec le flacon et se rassoit. Soulagée. Soulagée d’avoir raconté sa peine et de s’en sortir en ayant respecté à la lettre les prescriptions médicales.

La patience, une ligne de conduite

Au village, elle participe, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, aux activités des associations pour séniors. Elle joue, coud, crée des objets. Se rend utile. Une façon de chasser la solitude. Mais pas seulement. Elle apprécie largement l’amabilité de ses concitoyens. Du nouveau pharmacien, tant attendu. Apprécie de discuter en détail du quotidien. Comme elle le dit avec aplomb, « je passe plutôt pour une femme docile ». Germaine ne fait pas d’histoire, ne cherche pas l’embrouille, ne s’emporte jamais, bien au contraire. Elle va jusqu’à afficher une certaine fierté : son beau-fils dit d’elle qu’elle « vaut de l’or ». Elle est toujours d’accord. Avec tous. Ne cherche pas la contradiction. Aime bien aider. Recevoir. Se montrer généreuse. Mettre sa patience au service de l’autre. Sa devise. Une forme de sagesse.

 

Joelle Palmieri
27 décembre 2014

 

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