J’intervenais le vendredi 3 décembre 2021 à 19h, sur les dominations dans le cadre du Cercle des savoirs de l’université du temps disponible de la commune de la Roquebrussanne dans le Var.
L’ambiance était chaleureuse, les échanges fournis, les interventions nombreuses.
Lien vers le site de la médiathèque de la Roquebrussanne
Pour ceux qui n’ont pas pu partager ce moment, retrouvez:
- L’intervention en format pdf (voir le texte au long plus bas)
- L’intervention au format vidéo
- L’enregistrement de la conférence par la Médiathèque de la Roquebrussanne
- Les réponses des participant.es aux différentes questions
- Comment définir la domination?
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- Quelle différence y a-t-il entre domination et pouvoir?
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- Quelle différence y a-t-il entre domination et puissance ?
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- Quelle différence y a-t-il entre domination et force?
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- Quelle différence y a-t-il entre domination et autorité?
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- Quelle différence y a-t-il entre domination et violence?
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- Que sont les rapports sociaux?
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- Quelle relation y a-t-il entre domination et colonialisme?
Le mal tribut des tribus de vieux mâles blanc
Qu’est-ce que la domination ?
La domination comme rapport d’obéissance
Le mot domination vient du latin dominare, qui définit l’exercice de la souveraineté par le dominus, c’est-à-dire le maître des lieux et des âmes. Le concept de domination lie « souverain » et « sujet », « dominant » et « dominé » en tant que rapport d’obéissance par la contrainte entre groupes et individus.
Selon Étienne de La Boétie, il existe une « servitude volontaire », créée par une manipulation des consciences : les individus sociaux se conforment aux règles, acceptent les « contraintes », même si elles sont très rigoureuses.
De nombreux sociologues, dont Max Weber, Émile Durkheim et Pierre Bourdieu, considèrent que la domination est un mécanisme social par lequel les dominés consentent à l’obéissance.
Nous entendons par « domination » […] la chance, pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus. […] Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir […].
Max Weber, 1995
En même temps que les institutions s’imposent à nous, nous y tenons ; elles nous obligent et nous les aimons ; elles nous contraignent et nous trouvons notre compte à leur fonctionnement et à cette contrainte même.
Émile Durkheim, 1981
La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, […] a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles.
Pierre Bourdieu, 1998
Cette définition de la domination associe pouvoir et domination, entendu comme un rapport de force établi entre celui qui commande et celui qui obéit.
Pouvoir par opposition à domination
Selon Hannah Arendt, la domination « de l’homme sur l’homme » est une version falsifiée et falsifiante du pouvoir. La philosophe dissocie la domination – rapport de commandement basé sur la violence – et le pouvoir, qui renvoie à l’expérience de la liberté.
Pouvoir, puissance, force, autorité, violence : ce ne sont là […] que des mots indicateurs des moyens que l’homme utilise afin de dominer l’homme ; on les tient pour synonymes du fait qu’ils ont la même fonction.
Hannah Arendt, 1972
Elle propose d’établir une différence claire entre ces différents mots afin de sortir d’une vision ancienne du pouvoir.
Ainsi le pouvoir présente-t-il, à l’inverse de la relation de domination, plus un potentiel commun à un groupe qu’un caractère hiérarchique. La puissance, quant à elle,est relative aux individus. La force, souvent utilisée comme synonyme de la violence, désigne une énergie qui se libère au cours des mouvements physiques ou sociaux. La violence est différente du pouvoir, en cela qu’elle est son instrument. Et enfin, l’autorité a pour vertu d’assurer au pouvoir la permanence et la durée.
Ces nuances permettent de qualifier ce qui appartient à un groupe (ce qui est commun) et ce qui est individuel, ce qui fait obéissance et ce qui crée la liberté.
La domination peut alors s’entendre plutôt comme « pouvoir-sur » qui inclut le commandement, la contrainte, la violence.
La domination, reflet de rapports sociaux
Nicole Claude-Mathieu insiste, elle aussi, sur l’importance de ces nuances pour qualifier l’oppression spécifique des femmes en tant que groupe social. Elle s’oppose ainsi au concept de « violence symbolique » développé par Pierre Bourdieu pour mieux souligner l’immense poids de la violence réelle, matérielle, exercée contre les femmes par des hommes.
Le terme d’oppression implique et insiste sur l’idée de violence exercée, d’excès, d’étouffement […].
Nicole Claude-Mathieu, 1985
Les mouvements des femmes affirment de longue date que « le privé est politique » afin de placer les violences sexistes, banales et ordinaires, comme publiques, ne relevant pas de la seule sphère personnelle, dite « privée », mais découlant des inégalités structurelles entre les sexes et instruments permettant de les maintenir. Ces violences peuvent être verbales, psychologiques, physiques et sexuelles, mais aussi matérielles, économiques.
Collette Guillaumin évoque un système plus large d’oppression et de discrimination, qui connaît des soubassements : les rapports sociaux de classe, de race, de genre. Elle parle de « sexage » qu’elle définit comme étant à la fois une « appropriation privée » où le « propriétaire » est un homme particulier (au sein du mariage) et une « appropriation collective », sexuelle, reproductive, au sein des familles comme du secteur des « services », qui permet d’inscrire les femmes dans la prise en charge de l’entretien physique et moral, des hommes comme des enfants, des malades, des vieillards…, ce qu’elle nomme également le travail de production/re-production.
Toujours et partout, […] on attend que les femmes […] fassent le nettoyage et l’aménagement, surveillent et nourrissent les enfants, balayent ou servent le thé, fassent la vaisselle ou décrochent le téléphone, recousent le bouton ou écoutent les vertiges métaphysiques et professionnels des hommes, etc.
Colette Guillaumin, 1992
À partir de ce concept d’appropriation, elle introduit la notion de « rapports sociaux » qu’elle oppose à l’idée de « nature » et des « différences » que cette construction culturelle introduirait. La sociologue lie alors les oppressions de sexe et celles de race, piliers d’une domination qui se joue dans la naturalisation des comportements des individus.
L’esclavage devient un attribut de la couleur de la peau, la non-rémunération du travail domestique un attribut de la forme du sexe.
Colette Guillaumin, 1992
En liant sexe et race, elle démontre que ces notions sont des inventions juridiquement entérinées (institutionnalisation par des lois prohibitives, discriminatoires, ségrégatives) et par effet ricochet matériellement efficaces. Ce tour de passe-passe juridique inscrit la domination dans le corps des individus alors que symétriquement la catégorisation du dominant n’est pas exprimée.
Elsa Dorlin complète les travaux de Colette Guillaumin et démontre que ces rapports sociaux de race et de sexe, tout comme les rapports de classe, sont imbriqués, c’est-à-dire qu’au-delà de se cumuler (formule arithmétique), ils se croisent (géométrie) et plus encore ils s’articulent dans des contextes historiques précis. Nier cette articulation participe de la domination.
La menace constante de renaturalisation des sujets politiques, […] la tendance à positionner, à fixer les identités sur des lignes et des intersections, aux dépens d’une pensée de l’historicité des rapports de pouvoir et des processus de subjectivation politique, apparaissent comme une ruse de la raison dominante.
Elsa Dorlin, 2005
La domination, héritée de l’histoire coloniale, dévirilise les hommes et érotise les femmes, rend les individus objets plutôt que sujets, autant de composantes des rapports d’oppression qui frappent les colonisés.
La domination liée à la colonisation ou colonialité
L’héritage du colonialisme inclut, au niveau mondial, des systèmes de domination entre populations, entre États, entre États et populations. Cette situation n’implique pas uniquement une hégémonie économique (de l’Occident sur les autres pays) mais aussi épistémique au sens où les dominants imposent leurs savoirs.
Anibal Quijano regroupe cet ensemble de rapports de domination sous le terme générique de colonialité du pouvoir.
La colonialité inclut les rapports seigneuriaux entre dominants et dominés ; le sexisme et le patriarcat ; le familismo (jeux d’influence fondés sur les réseaux familiaux), le clientélisme, le compadrazgo (copinage) et le patrimonialisme dans les relations entre le public et le privé et surtout entre la société civile et les institutions politiques.
Anibal Quijano, 1994
La colonialité, qui a précédé, accompagné, dépassé les situations coloniales, se traduit par des échanges économiques et financiers accélérés et par une importante ingérence épistémique (expressions, imaginaires, représentations et descriptions de savoirs et connaissances) des États et entreprises du secteur privé d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord (pays dits du « centre ») sur les États du « Sud » (la « périphérie »).
Sur la base d’une hiérarchie ethno-raciale globale de longue date, il existe […] des profondes inégalités dans l’accès des différents sujets à la production des connaissances.
Fatima Hurtado, 2009
Les dominations sont basées sur un « despotisme postcolonial », qui, selon Achille Mbembe, engendre une « miniaturisation des violences » dans les pays de la périphérie, entendu comme un « état naturel des choses ». Ces violences s’inscrivent dans un récit historique qui prend l’expérience européenne comme unique référence géographique, culturelle et politique, ce qui est nommé par Gayatri Chakravorty Spivak « l’essentialisme des Lumières ».
La production intellectuelle occidentale [notamment Gilles Deleuze, Felix Guattari, Michel Foucault] est, de maintes façons, complice des intérêts économiques internationaux de l’Occident.
Gayatri Spivak, 1988
La philosophe indo-américaine met en regard cette rhétorique occidentale et la possibilité pour des femmes de la périphérie de parler en leur nom. Elle oppose au discours sur l’aide, le soutien, l’appui, la libération, l’émancipation par le centre, des démunis, des marginalisés, des pauvres, des discriminés, des femmes…, une vision politique qui privilégie la visibilité, l’expression, la mise en lumière desdits marginalisés et de leurs savoirs par eux-mêmes.
Elle ouvre ainsi des pistes de résistance ou d’innovation politique des dominés, et en particulier des jeunes femmes pauvres noires, au mal tribut des tribus des vieux mâles blancs.
Références
Arendt, Hannah 1961, Condition de l’homme moderne, Paris : Poche.
Arendt, Hannah 1972, « Sur la violence », dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, traduction française, Paris : Calman-Lévy, p. 105-208.
Bourdieu, Pierre 1998, La Domination masculine, Paris, Éditions du Seuil.
Claude-Mathieu, Nicole 1985, L’arraisonnement des femmes, Essais en anthropologie des sexes, coll. Cahiers de l’Homme n} 24, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris.
Dorlin, Elsa (dir.), avec la collaboration d’Annie Bidet-Mordrel, 2009, Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris : Puf, coll. Actuel Marx/Confrontations.
Dorlin, Elsa 2005, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du Genre, vol. 39, n° 2, pp. 83-105.
Guillaumin, Colette 1992, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-femmes.
Hurtado, Fatima 2009, « Colonialité et violence épistémique en Amérique latine : une nouvelle dimension des inégalités ? », RITA, N°2.
La Boétie, Émile de (2004 [1549]), Le Discours de la servitude volontaire ou le contr’un.
Mbembe, Achille 2000, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris : Karthala.
Quijano, Anibal 1994, « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine », Multitudes juin 1994.
Spivak, Gayatri Chakravorty 1988, Can the Subaltern Speak? (Les Subalternes peuvent-illes parler ?), traduction française de Jérôme Vidal, Paris : Amsterdam, 2006), in Nelson, Cary & Grossberg, Lawrence (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago : University of Illinois Press, 738 p., p. 271-313.
Weber, Max 1995 [1921], Économie et société, Paris, Éditions Pocket-Plon.
Une réflexion au sujet de « Le mal tribut des tribus de vieux mâles blancs »